Les hommes perdus
déploya en cordon, cerna les rebelles, et, baïonnettes pointantes, les refoula dans la salle de la Liberté.
Il y eut un répit. On en profita pour décréter que la section Grenelle avait bien mérité de la patrie, pour charger Delmas, autrefois commissaire à la Guerre dans le Comité Danton et revenu dans le nouveau, de coordonner toutes les forces dont pouvait disposer la Convention. Soudain, la troupe formant barrage à la porte reflua dans la salle. Des bataillons populaires, entrés par le pavillon de l’Horloge, avançaient au pas de course, repoussant tout devant eux. Un instant, les gardes nationaux en pantalon, veste ou corps de chemise et les gardes nationaux en uniforme bleu et blanc se trouvèrent face à face, croisant la baïonnette. Puis ils s’abordèrent en criant, les uns : « Vive la République ! » les autres : « Vive la Convention ! » Un coup de feu éclata, suivi par les explosions d’une fusillade assourdissante dans cet espace clos. Des balles claquèrent contre les murs, contre les banquettes, aux pieds des représentants réfugiés tout en haut de l’hémicycle.
Cela ne dura guère. Les adversaires étaient trop proches, trop mêlés pour se tirer dessus. Ils se battaient corps à corps, de plus en plus serrés par la pression de la foule revenue derrière les gardes populaires. Les femmes, les hommes portant l’inscription au chapeau, mais armés à présent de piques, de sabres, de pistolets, assaillirent la tribune, à laquelle les huissiers, des gendarmes, des députés, Auguis, Féraud faisaient un rempart vivant. André Dumont, sachant ce qui l’attendait si les insurgés parvenaient jusqu’à lui, s’était éclipsé par le salon de la présidence. Boissy d’Anglas le remplaçait. Il se tenait debout au bureau, couvert, immobile, considérant avec dégoût cette scène d’anarchie qui laissait loin derrière elle tous les désordres dont la salle verte et jaune avait été témoin. Des piques, des pistolets menaçaient Boissy-Famine. Des femmes, enragées par la fureur, le criblaient d’injures. Un jeune officier, placé sur les marches de la tribune, voulut arracher une de ces piques. Il fut abattu aussitôt à coups de pistolet. Féraud s’élança pour combler la brèche ainsi faite. Une balle l’atteignit à son tour. Il tomba, blessé en haut de la poitrine. Des femmes se précipitèrent sur lui en criant : « C’est Féraud des subsistances ! Féraud l’affameur ! À mort ! » Elles le foulèrent aux pieds, le traînèrent, l’emportèrent au-dehors.
Entre les gardes nationaux, la mêlée continuait. Quelques renforts arrivèrent aux bourgeois par l’entrée des pétitionnaires. Cela ne pouvait suffire à équilibrer la pression des troupes populaires poussées encore par la foule. En vérité, la lutte dans la salle bourrée, archicomble, se transformait en un remous de corps agglomérés, où les armes ne pouvaient plus servir. Acculés à l’ouverture de la barre, gardes bourgeois et gendarmes furent finalement expulsés avec le commandant provisoire de la force publique. Cinq heures sonnaient. Les insurgés étaient maîtres de la Convention.
Les députés, tous couverts comme leur président, avaient suivi les phases du combat avec des sentiments bien divers. La droite, le centre s’indignaient. Quoique sympathisant avec le peuple exaspéré par sa misère, Claude détestait cet abominable désordre. Les derniers Montagnards se taisaient, incertains. Plusieurs souhaitaient sans doute le succès de l’insurrection ; mais, sans liaison avec elle, ils ignoraient son état dans Paris. S’était-on emparé de l’Hôtel de ville, avait-on établi une Assemblée centrale, arrêté ou investi les Comités thermidoriens ? Dans ce cas, les patriotes triompheraient, à condition de faire voter dès maintenant les décrets indispensables. Claude ne croyait pas ces choses-là possibles. Il observait Fouché, qui se gardait de rien dire. Lui seul aurait eu, peut-être, malgré ses brouillonnements, la capacité d’imprimer une certaine cohérence à l’entreprise. Mais, obligé de paraître ici, d’y demeurer pour ne point confirmer les soupçons, il ne disposait certainement pas, au-dehors, de moyens d’action efficaces sur les insurgés. Et, déjà très compromis par sa collusion avec Babeuf, par ses sourdes agitations avant et après le 12 Germinal, il ne pouvait ici-même agir sans se perdre. Néanmoins, Claude ne doutait pas
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