Les hommes perdus
causé la mort de treize jacobins massacrés pendant leur transfert à Orange. Il n’hésitait pas à déclarer : « Naguère, on tonnait contre les satellites de Robespierre qui ont teint toute la France de sang, et ceux qui les dénonçaient à l’Europe entière comme des égorgeurs sont devenus plus égorgeurs encore. » Non sans amertume, il ajoutait : « Aujourd’hui, est considéré comme terroriste celui qui reste attaché aux principes de la Révolution, et moi, tu ne t’en douterais peut-être pas, je passe ici pour un des plus grands terroristes de la république. » Goupilleau avait été montagnard et favorable à Ronsin, en Vendée. Il ne reniait point ce proche passé, au contraire de son ami Rovère, le « bourreau du Vaucluse », qui se vantait en l’an II d’avoir fait envoyer à la guillotine, comme modérantistes, ses collègues et compatriotes Duprat et Mainvielle. À présent, influencé par les relations de sa seconde femme, épouse divorcée du comte d’Agoult, le ci-devant marquis conspirait avec les royalistes. Dans les Comités, lui, le colonel Aubry, Henry-Larivière, Clauzel, Lehardy soutenaient Cadroy, Isnard, Chambon, Girod-Pouzol, Mariette. Ils trouvaient un puissant allié en Boissy d’Anglas, secrètement mais complètement acquis, avec beaucoup de modérés, à une restauration du trône.
Le 20 Prairial, 8 juin, Louvet eut l’occasion d’en parler à Claude. Chaque décadi, la librairie fermée, au Palais-Royal, il venait, accompagné de sa Lodoïska, renouant les relations qu’ils avaient entretenues avant le 31mai. Lise revoyait avec plaisir l’aimable Germaine ; elle admirait le courage et l’ingéniosité dont elle avait fait preuve dans leurs dangers, à son mari et à elle. Une chose rapprochait beaucoup les deux femmes : de toutes leurs anciennes amies, elles étaient les seules à survivre ou bien à conserver leur époux. En évoquant des souvenirs de la malheureuse Gabrielle-Antoinette, de Lucile Desmoulins, de Manon Roland, de l’inconsolable veuve de Brissot, elles ressentaient d’autant plus leur chance. Quant à Thérèse Naurissane, assagie par les épreuves, elle accueillait courtoisement ces républicains, amis de sa sœur et de son beau-frère. Au reste, les gens les plus divers fréquentaient la maison : ex-terroristes et Feuillants réconciliés dans l’agiotage, financiers improvisés et vieux banquiers ayant traversé la Terreur avec leur tête bien solide sur leurs épaules. On vit même Tallien et sa belle Thérésa, car Louis, estimant toute proche la paix avec l’Espagne, projetait d’ouvrir aussitôt à Paris une succursale de la banque Saint-Charles dirigée, à Madrid, par le beau-père de Tallien, Cabarrus. En reconnaissant Claude, Tallien lui lança : « Ah ! tu es bien heureux, toi, ici ! C’est nous maintenant, qui avons tous les soucis, et ils sont de taille, crois-moi. »
Le 20 Prairial, donc, Louvet, tête à tête avec Claude dans une allée, lui confia qu’il tenait non seulement Boissy d’Anglas et Cambacérès, mais aussi Lanjuinais, Daunou et une bonne part de la Commission des onze pour gagnés au rétablissement de la monarchie, sous la forme constitutionnelle. C’est pourquoi, malgré les impatiences de Sieyès et l’insistance de La Révellière-Lépeaux, les commissaires ne se décidaient pas à formuler leurs idées sur la nouvelle constitution.
« C’en est fait de la république, pour laquelle nous avons tant souffert ! ajouta-t-il. L’esprit rétrograde remporte chaque jour une nouvelle victoire. As-tu vu que l’on a rendu les églises au culte ? Lanjuinais l’a voulu et a obtenu le vote sans grande difficulté. Il croit sauver ainsi son cher gallicanisme, mais les ultramontains reprendront les paroisses comme il leur plaira et n’auront de cesse qu’ils ne ramènent la monarchie de droit divin, il ne s’en rend pas compte.
— Oui. J’ai remarqué aussi que Boissy a fait voter la restitution de leurs biens aux familles des victimes de la Terreur. Demain ou après-demain, les émigrés se présenteront comme des victimes et réclameront les leurs. Mais, dis-moi, avec qui les monarchistes pensent-ils rétablir la royauté constitutionnelle ?
— Avec le petit Louis XVII, bien entendu ! et Boissy d’Anglas, Lanjuinais ou Cambacérès pour régent.
— Ah ! bah ! » s’exclama Claude, très surpris. Cambacérès, Boissy, Lanjuinais ignoraient-ils donc que le petit
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