Les hommes perdus
ultra-thermidoriennes, confia aux modérés les pouvoirs locaux. Dans le Midi, Cadroy, Isnard, Girod-Pouzol, Chambon durent, bon gré mal gré, dissoudre eux-mêmes les fils du Soleil. Legendre et Tallien leur signifièrent qu’ils auraient à répondre des troubles s’il s’en produisait encore. Goupilleau fut chargé de les surveiller. On ne poursuivit pas sérieusement les assassins, mais on invita expressément les bureaux civils des sections, dans la France entière, à réviser leurs listes de détenus, pour faire élargir les personnes incarcérées sans motifs suffisants, c’est-à-dire toutes celles qui n’auraient pas commis, avant le 9Thermidor, des actes de terrorisme caractérisés.
DEUXIÈME PARTIE
I
Confondu parmi les promeneurs qui encombraient la terrasse des Feuillants, un homme d’une quarantaine d’années, en lévite brune, chapeau rond à boucle, entra au café Hottot. Au milieu des allées et venues, il se dirigea tranquillement vers deux consommateurs attablés devant leur demi-tasse. Il les salua et s’assit avec eux. Ils échangèrent quelques nouvelles banales, puis l’arrivant prononça ces mots non moins banals : « J’ai reçu une lettre de notre ami. Il pense tout le mal possible de Pitt, et considère que l’on ne saurait trop se défier des entreprises où ce fourbe met la main. » Les deux autres approuvèrent. Une mouche eût-elle écouté, elle n’eût trouvé rien de suspect à cette conversation, au contraire. Pourtant l’homme en lévite brune n’était rien de moins que l’abbé Brottier, directeur de l’agence royaliste à Paris, et il venait, en ces quelques mots, de transmettre à deux affidés un message de Vérone.
L’agence renseignait la petite cour exilée et en recevait les directives. Elle correspondait également avec le comte d’Antraigues, à Venise, la cour de Madrid, l’agence française de Londres dont les principaux personnages étaient d’anciens constituants et les amis du comte d’Artois. Enfin, elle se tenait en liaison avec l’essentiel artisan de la contre-révolution en Bretagne : Puisaye. Au temps des grands Comités, qui avaient plusieurs fois bouleversé les réseaux d’Antraigues et finalement réussi à neutraliser le baron de Batz, un tel organisme n’eût pas fonctionné longtemps ; mais le changement périodique des commissaires, renouvelés par tiers chaque mois, ne leur permettait plus aucune action soutenue. De plus, Vadier, Jagot, Voulland, Amar, inquisiteurs-nés, étaient en prison ou en fuite, et à leur place fonctionnaient des conventionnels sans dispositions particulières pour la police générale, comme Legendre, ou royalistes, comme Rovère. Aussi l’abbé Brottier et ses principaux associés : Lemaître, Desponelles, La Villeurnoy, œuvraient tranquilles, moyennant quelques précautions. Ils disposaient partout d’innombrables complicités, d’appuis jusque dans les Tuileries.
Avant la mort de l’enfant du Temple, on avait, à Paris et à Vérone, élaboré un plan mirifique pour restaurer la royauté de droit divin. Il s’agissait tout simplement d’envahir le royaume à la fois par le Nord-Est, l’Ouest, le Midi, tout en insurgeant la capitale. Le prince de Condé, passant le Rhin avec son corps d’émigrés, s’avancerait par la Franche-Comté. Le comte d’Artois, débarquant en Bretagne, se mettrait à la tête des chouans et des vendéens. Le régent lui-même, descendu en Provence, entraînerait les royalistes de la vallée du Rhône. À Paris, les sections aristocratiques, auxquelles ne s’opposait plus aucune force populaire, jetteraient bas la Convention. On proclamerait Louis XVII, sous la tutelle de son oncle qui rétablirait la monarchie absolue. Évidemment, Condé ne réunissait guère sous ses ordres plus de quatre à cinq mille fantassins et quinze cents cavaliers : bien faibles ressources pour tenter une invasion. Mais on ne doutait pas de gagner un général qui joindrait ses troupes à celles du prince. Le propre chef de l’armée du Rhin, Pichegru, était tout désigné par sa conduite en germinal, par ses inclinations monarchistes, connues du ministre anglais en Suisse, Wickham, par son ambition et son avidité.
Malheureusement pour les royalistes, Vérone et l’agence parisienne ne s’entendaient pas du tout avec Londres ni avec Puisaye sur les moyens de réaliser ce beau plan. Pour Puisaye, seul Pitt pouvait fournir ces moyens. Or le régent ne souffrait
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