Les hommes perdus
l’adresse à la municipalité, et je craignais un peu d’arriver trop tard pour t’éviter des pérégrinations semblables aux miennes.
— Je te remercie beaucoup, mais qu’entends-tu par là ?
— Que rien ne t’oblige à t’éloigner. Legendre a eu raison de te faire partir, comme il me l’a dit ; car, sur le coup, on aurait pu vous arrêter, Lindet et toi. Inutile d’aller plus loin. Nul ne viendra t’inquiéter céans, je te le jure. Vois-tu, le décret contre Lindet, toi et Saint-André a indigné la plus grande partie du centre. Malheureusement, la partie flottante qui vote tantôt avec les sages quand on parle à sa raison, tantôt avec la droite quand on excite sa passion anti-jacobine, s’est laissé entraîner. Je le pressentais en t’avisant, naguère, que nous ne pourrions pas toujours vous défendre.
— Je le sais bien.
— On vous a frappés à tort, il faut, pour le moment, souffrir cette injustice ; elle sera réparée. En attendant, Legendre a rudement secoué Henry-Larivière et Rovère, hier soir, au pavillon de la Liberté. Il a rappelé à Larivière ses paroles en séance : Ne pas empêcher le crime, c’est le commettre. « Eh bien, a-t-il dit, Mounier et Lindet ont journellement risqué leur tête, pendant quatre mois, pour empêcher le crime, et, en ce qui vous concerne, ils l’ont empêché. En auriez-vous fait autant ? » Et puis il s’est produit une chose lamentable : Ruhl, auquel personne, hormis ces forcenés, ne voulait le moindre mal, s’est tué cette nuit.
— Ruhl ! Ah ! le malheureux ! L’homme le plus honnête, le plus loyal, le plus généreux !… Mais sa mort, bien entendu, doit réjouir ceux qui ne lui pardonnaient pas d’avoir brisé la sainte ampoule, à Reims !
— Je ne sais si cette mort réjouit quelqu’un ; en tout cas, elle nous a consternés, nous les modérés, et elle a révolté les anciens Dantonistes. Tallien, Legendre, Fréron lui-même sont résolus à mettre un frein aux fureurs des ultras. Ils ne vous tracasseront pas, Robert Lindet, Saint-André et toi, si vous vous tenez tranquilles. Aucune mesure n’a été prise pour exécuter le décret rendu contre vous. Reste ici et dors sur tes deux oreilles.
— Voudrais-tu bien donner cette assurance à ma femme ? Elle en sera plus confiante. »
Il l’appela. Louvet lui répéta ce qu’il venait de dire. Comme elle le remerciait avec effusion, il ajouta : « Citoyenne, je suis encore votre obligé. Vous et votre mari, vous avez été pleins de bonté, de délicatesse pour ma chère Germaine et pour moi, quand nous n’étions pas encore légalement unis. J’oublie souvent le mal que l’on me fait ; le bien, jamais. »
Claude demeura donc à Neuilly avec Lise et leur fils, tandis que les derniers Montagnards de quelque renom périssaient les uns après les autres. Comme Ruhl, l’honnête Maure, incapable de supporter l’injustice, se suicida. Romme, Duroy, Duquesnoy, Bourbotte, le marquis de Soubrany, Goujon, condamnés à mort par la Commission militaire, se poignardèrent dans l’escalier descendant à la Conciergerie. Duquesnoy, Romme, Goujon succombèrent sur le coup. Duroy, Soubrany, Bourbotte furent portés tout sanglants à la guillotine. Soubrany était mort pendant le trajet. On ne lui en trancha pas moins la tête.
Billaud-Varenne, Collot d’Herbois échappèrent à l’échafaud parce qu’ils voguaient déjà vers la Guyane quand l’ordre de les ramener parvint à Oléron. Mais Collot devait mourir à Sinnamari peu après son arrivée. Billaud, lui, vivrait encore vingt ans, solitaire, dédaignant toute amnistie, refusant de revenir en France où sa belle femme s’était empressée de divorcer pour se remarier, – et ne se consolant pas d’avoir « assassiné la liberté » en abattant Robespierre, écrirait-il. Quant à Barère, il trouva moyen de s’évader avant son embarquement et de disparaître à son tour.
Les prisons regorgeaient. À Paris, on comptait quelque vingt-cinq mille détenus. En province, la réaction restait modérée dans de nombreux départements, surtout ceux du centre. Mais la nouvelle Terreur, favorisée par les ultra-thermidoriens en mission, sévissait avec fureur dans le Lyonnais, la vallée du Rhône, le Languedoc, la Provence. À Lyon, les prêtres réfractaires et les émigrés, rentrés massivement depuis nivôse, avaient constitué sans tarder une société secrète dénommée Compagnie de Jésus.
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