Les hommes perdus
nouvelle.
À Paris, circulaient des bruits, vagues, d’empoisonnement, de substitution. Mais Madrid n’émit aucun doute sur l’identité du petit mort, ni sur la cause du décès. Les purs royalistes, non plus, ne manifestèrent nul soupçon, car ce triste hasard leur convenait fort. Il leur donnait comme souverain, au lieu d’un enfant dont les constituants de 91 allaient se servir pour restaurer la monarchie bâtarde imposée à Louis XVI, un prince résolu à rétablir la royauté dans son intégrité. En effet, dès le 6 Messidor, quinze jours après la mort de l’enfant, au Temple, l’aîné des deux frères de Louis XVI, le comte de Provence, réfugié à Vérone où il s’était, en janvier 93, proclamé régent, se déclarait roi sous le nom de Louis XVIII et adressait à son peuple un message. Il s’y engageait à délivrer ses honnêtes sujets des misérables qui les opprimaient depuis six ans, à punir sans merci les régicides et tous les responsables des événements révolutionnaires, à reconstituer les trois ordres dans leur situation d’avant 1789, à restituer au clergé et à la noblesse leurs biens volés, à rendre au catholicisme son caractère de religion d’État, à remettre sur pied les Parlements et toute la ci-devant organisation judiciaire et administrative. Bref, il entendait ramener purement et simplement en France l’Ancien Régime.
Comment un tel programme n’eût-il pas ravi les émigrés, les prêtres, les ci-devant dont tous les biens avaient été saisis par la nation ! Dans le Midi, les royalistes pavoisèrent et massacrèrent avec allégresse. En Bretagne, ils ranimèrent la chouannerie. À Paris même, leurs journaux prirent un ton insolent. Certains laissaient percer de sourdes menaces : échos des propos couramment tenus dans l’entourage de Louis XVIII, dont le moins exalté des mentors, le comte Ferrand, considérait comme suffisantes quarante-quatre mille exécutions capitales, sitôt après le retour en France. Le comte d’Oultremont voulait pendre tout ce qui restait de l’Assemblée constituante, première coupable. D’autres entendaient fusiller tous les acquéreurs de biens nationaux.
En lisant la déclaration de Vérone, Claude avait eu le sourire. Rien au monde, estimait-il, ne pouvait mieux que ce monument de stupidité raffermir le républicanisme chancelant. On n’eût jamais espéré une si miraculeuse maladresse de la part d’un prince sournois, certes, ambitieux, absolument égoïste, mais avisé et assez fin politique. Sans doute se laissait-il, comme le malheureux Louis XVI, influencer par des conseillers ineptes. À présent, les régicides en mal de restauration savaient à quoi s’en tenir sur les éventuelles indulgences.
En vérité, tous les desseins des monarchistes semblaient à l’eau désormais. L’enfant du Temple mort, les royalistes qui eussent peut-être accepté le duc d’Orléans, de préférence à un roi mineur avec un conventionnel pour régent, n’avaient plus aucune raison d’admettre au trône la branche cadette. Quant à la branche aînée !… Après le manifeste de Louis XVIII, qui donc espérerait encore imposer une constitution à ce champion de l’absolutisme ? En prétendant rétablir l’Ancien Régime, il effaçait d’un seul coup toute nuance entre les hommes de 89 et ceux de 93. Face au royalisme lançant sa déclaration de guerre, il n’existait plus de Feuillants, de Fayettistes, de Girondins, de Dantonistes, d’Hébertistes, mais des révolutionnaires également menacés : les responsables du 14Juillet et des journées d’octobre comme ceux du 10Août.
Claude s’attendait à voir les Montagnards modérés rappelés dans la Convention pour combattre avec elle le péril de droite. Les Thermidoriens n’osèrent pas se désavouer si vite. Ils emprisonnèrent même Jean Bon Saint-André, venu à Paris où il protestait très haut contre la manière dont on traitait les membres des anciens Comités.
Cependant les massacreurs de patriotes s’aperçurent soudain que quelque chose était changé. Malgré une opposition violente d’Aubry, de Rovère et d’Henry-Larivière, ultras obstinés, les Comités avaient renversé la vapeur. Dans le Lyonnais, Boisset fut remplacé par Poullain-Grandpré. On mit sous ses ordres un fort contingent de troupes prises à l’armée des Alpes. Il désarma les compagnons de Jésus et leurs prétendues gardes nationales, cassa les autorités
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