Les hommes perdus
active des Thermidoriens en mission : Cadroy, Girod-Pouzol, Mariette, puis Chambon et Isnard après le 12 Germinal. Cet ancien parfumeur de Draguignan, ex-jacobin furieux contre la cour, les émigrés et les prêtres, régicide impitoyable, cet Isnard que Claude considérait, en 1791, comme le Marat de la Gironde, se faisait à présent le champion du royalisme et de la religion. Il organisa dans le Var la Compagnie des fils du Soleil, toute semblable à celle de Jésus. Elle proliféra très vite. Chaque département voisin eut ses compagnons du Soleil. À Tarascon, à Aix, à Nîmes, ils égorgeaient les patriotes, sans excepter les femmes ni les enfants.
Ce fut cette frénésie sanguinaire et le brutal anti-jacobinisme des représentants en mission qui provoquèrent la révolte, à Toulon, presque concomitante avec l’insurrection parisienne de prairial. Quand les Toulonnais rebelles eurent été cernés, au Bausset, par les troupes de ligne et désarmés après un combat où tombèrent quarante à cinquante des leurs, les nouveaux terroristes ne connurent plus aucun frein. Isnard, haranguant les fils du Soleil, s’écria : « Si vous ne possédez pas d’armes, si vous manquez de fusils, eh bien, déterrez les os de vos pères et servez-vous en pour exterminer tous ces chiens ! »
On l’entendit. Pendant la nuit du 5 au 6 Prairial, à Tarascon, un groupe de fanatiques assaillit le fort, saisit soixante-cinq républicains détenus et les précipita du haut de la tour. Les émigrés et les prêtres ultramontins, assis sur des chaises dans la claire nuit de mai, applaudissaient à ce spectacle. Chaque cadavre fut jeté au Rhône avec une étiquette en bois portant cette inscription : « Défense d’ensevelir sous peine de la vie ».
Les compagnons du Soleil allaient faire mieux encore à Marseille. Le 17 Prairial, ils envahirent en nombre le château Saint-Jean. Les choses étaient préparées depuis plusieurs jours. Pour prévenir toute tentative de résistance, on avait enlevé aux prisonniers leurs couteaux, leurs chaises et même leurs assiettes. Jusqu’à dix heures du soir, on abattit au canon, au sabre, à coups de pistolets deux cents patriotes, dans la cour du fort. Cadroy, averti par un officier de la garnison, le commandant Lecesne, qui voulait rassembler ses hommes pour secourir les prisonniers, le lui interdit. Lui-même n’alla sur place qu’après avoir attendu le plus longtemps possible. Indignés, les grenadiers de Lecesne étaient montés de leur propre mouvement au château. Ils avaient arrêté une douzaine d’égorgeurs. Cadroy les leur fit relâcher. Et, constatant qu’il arrivait malgré tout trop tôt, car un petit nombre de détenus restaient en vie, il s’emporta contre les massacreurs. « Lâches que vous êtes ! leur cria-t-il, vous n’avez pas encore fini de venger vos pères et vos parents ! Vous avez eu cependant tout le temps nécessaire pour cela ! »
Parmi les rares prisonniers indemnes, se trouvaient les jeunes princes de Montpensier et de Beaujolais, fils de feu Philippe-Égalité et frères du duc d’Orléans émigré avec Dumouriez. Mais leur vie, à eux, ne courait aucun risque. En revanche, les fils du Soleil, dans la fureur du massacre, avaient bel et bien expédié un des leurs : un cordonnier mis en prison quelques mois plus tôt pour avoir crié : « Vive le Roi ! »
Les sentiments républicains de la garnison ne permirent pas d’organiser à Marseille d’autres exécutions sommaires. Mais à Tarascon, le fort s’était de nouveau rempli. On le vida une seconde fois, le 2 Messidor, toujours à la grande joie de l’aristocratie locale. Vingt-trois cadavres, dont deux de femmes, allèrent rejoindre ceux qui pourrissaient dans le delta du fleuve. Plus tard, les républicains du Midi purent dire à la Convention : « Les chiens des bergers de la Crau ont pâturé trois mois sur les bords du Rhône. » Il n’existait pas une ville, pas un bourg qui n’eût ses victimes. « On tue les patriotes comme on tue les grives dans les champs, partout où on les rencontre », disait Durand-Maillane, et, quoique monarchiste, il trouvait la chose abusive. Goupilleau de Montaigu, envoyé dans le Vaucluse, s’effrayait du changement survenu depuis sa précédente mission. Il écrivait à Rovère pour mettre le Comité de Sûreté générale en garde contre la façon dont se conduisaient les représentants. Il accusait Girod-Pouzol d’avoir
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