Les hommes perdus
Elle mêlait l’exaltation religieuse à l’esprit de vengeance. Avant même germinal, ses membres organisaient des expéditions punitives contre les patriotes, auxquels on entendait faire payer à la fois leur impiété et les horreurs du siège. Dès le 13 Pluviôse, la municipalité, formée pourtant d’anciens fédéralistes, peu favorables aux sans-culottes, se voyait contrainte par les circonstances de prendre l’arrêté suivant : « Considérant que les excès les plus répréhensibles se multiplient… que déjà plusieurs citoyens ont été mutilés et que d’autres ont perdu la vie, la municipalité défend de porter de gros bâtons et des cannes à épée et toutes autres armes offensives. » Cela n’empêcha point les compagnons de Jésus de tuer chaque jour un ou plusieurs Mathevons (ainsi appelaient-ils les ci-devant sans-culottes). Ils n’épargnaient pas même les femmes. Ils égorgèrent une jeune fille de dix-sept ans, faute de pouvoir mettre la main sur son père. Ils brûlèrent la cervelle à une marchande devant sa boutique. Ils firent périr sous les coups trois ménagères, et ils assommèrent une vieille de soixante-dix ans parce qu’elle raillait les costumes des muscadins. On attachait les cadavres à la première voiture venue, on les traînait par les rues et on les jetait dans le Rhône ou dans la Saône.
Après le 12 Germinal, la répression du jacobinisme légalisée en quelque sorte par la Convention, et encouragée sur place par le représentant Boisset, ex-montagnard douteux rallié sans peine à l’ultra-thermidorisme, on passa des attentats individuels aux mises à mort collectives. Le 16 Floréal, les compagnons de Jésus – lesquels, à la vérité, comptaient parmi eux nombre d’anciens hébertistes qui se “rachetaient” en mettant leur férocité au service de l’autel et du trône – forcèrent les portes des prisons et massacrèrent les détenus. Il y eut quatre-vingt-dix-neuf victimes, dont six femmes. Boisset écrivit à la Convention pour justifier les assassins, ajoutant que le seul moyen d’éviter pareilles scènes consistait à guillotiner tous les anciens jacobins.
Les journées de prairial et la répression encore renforcée à Paris entraînèrent un redoublement de la Terreur. Boisset fit expédier par la Manufacture de Saint-Étienne dix mille fusils qu’il distribua aux compagnons de Jésus, et les exécutions massives s’étendirent non seulement dans tout le département du Rhône, mais à l’Ain et au Jura d’une part, à la Loire de l’autre. À Montbrisson, les femmes et les filles patriotes lurent attachées, nues, à l’arbre de la liberté et fouettées avec des nerfs de bœuf. Dans ce seul district, six mille familles se réfugièrent au milieu des bois pour échapper aux massacreurs. À Saint-Étienne, ils fusillèrent quarante-deux prisonniers, aux cris de : « Vive la Convention ! Vive Précy ! » Ses lieutenants avaient, à la tête de cinq mille vendéens, occupé la manufacture, d’où trois mille ouvriers durent s’enfuir pour chercher, eux aussi, un refuge. À Lons-le-Saulnier, une cinquantaine de compagnons de Jésus assaillirent la prison et exterminèrent les jacobins incarcérés. Le commandant de la garde nationale dirigeait en personne les assassins. À Bourg, une première exécution collective avait eu lieu déjà le 3o Germinal. Le 13 Prairial, un convoi de sans-culottes dirigé sur cette ville fut arrêté une lieue avant par une bande d’individus masqués de noir, qui les mirent systématiquement à mort. Le maire de Bourg, honnête modéré, fit savoir au Comité de Sûreté générale que les égorgeurs appartenaient à l’aristocratie de la ville. Ils se vantaient de leur exploit. On les applaudissait dans les salons et au théâtre. Aucun d’entre eux ne fut inquiété.
Le 1 er Messidor, le représentant Bonnet, envoyé dans la Loire, écrivait au Comité de Salut public : « Dans ce département, on met en fuite, on tue les terroristes, mais ce sont, comme à Lyon, les royalistes qui les tuent… Une légion de six cents prêtres est venue pour s’emparer des campagnes de la Haute-Loire… Les émigrés dans Lyon, les prêtres dans tout le pays sont aussi libres que s’ils étaient rentrés à la suite d’un roi… Les massacres continuent toujours. »
Dans la vallée du Rhône, le Languedoc et la Provence, ils avaient commencé dès la mi-ventôse, avec la complicité
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