Les hommes perdus
roi était mort depuis plus d’un an ? Ou bien espéraient-ils faire passer pour lui l’enfant si étroitement gardé au Temple ? Il ne semblait pas imaginable que des hommes essentiellement prudents et posés, comme Boissy d’Anglas et Cambacérès, se lançassent dans une telle aventure. Mais Claude ne croyait pas, non plus, que Cambacérès ignorât la mort du petit roi, lui qui, dans son discours de pluviôse, avait dit de l’enfant : « Lors même qu’il aura cessé d’exister, on le retrouvera partout, et cette chimère servira longtemps à nourrir de coupables espérances. » Alors ? Employaient-ils ce prétexte pour préparer une constitution monarchique, en obtenir le vote, puis, révélant la disparition de Louis XVII, appeler au trône soit le comte de Provence s’il acceptait cette constitution, soit le jeune duc d’Orléans, Louis-Philippe, le brillant soldat de Valmy, de Jemmapes, de Neerwinden : celui que Danton tenait pour le futur roi des Français ?
Les « impatiences » de Sieyès firent sourire Claude. Évidemment, la Taupe, comme le qualifiait Robespierre, ayant creusé sa galerie tout au long de la Révolution, n’entendait pas laisser mettre un roi, fût-il constitutionnel, à la place où il comptait bien déboucher lui-même. Sieyès ne serait jamais que sieyéiste.
« Et Tallien, Legendre, Barras ?
— Barras, répondit Louvet, je n’en sais rien. Il vient juste de rentrer de sa mission en Belgique. Legendre, Tallien, Fréron sont absolument opposés à toute tentative de restauration. Fréron a décidément rompu avec le monarchisme. Comme Tallien désormais, il se montre républicain résolu.
— Parbleu ! Lui, Tallien, Barras et leurs semblables se moquent bien de la République, mais ils ne veulent à aucun prix voir disparaître la république des profiteurs. C’est elle qu’ils s’efforceront de perpétuer sous un nouveau régime. Pour sauver la nôtre, il faudra beaucoup de souplesse, de ténacité, de patience. Penses-tu pouvoir encore soutenir mon projet dans la Commission ?
— Non, franchement. Il n’y a plus de chances. Si Daunou, Lanjuinais, Lesage, Durand-Maillane, Boissy n’arrivent pas à imposer une constitution monarchique à l’anglaise, l’exécutif sera certainement confié à un collège de quelques membres. Malgré toutes tes précautions, ton président de la république effraie les sages, comme La Révellière et Creuzé-Latouche. À la réflexion, moi-même je le trouve dangereux. Et aussi il gêne trop d’ambitieux. Ils aiment encore mieux se partager le pouvoir que d’en être écartés au seul profit de l’un d’eux. »
La question du petit Louis XVII fut résolue brusquement le lendemain. Au moment même où Claude et Louvet parlaient de lui, l’enfant du Temple agonisait. Les Comités le savaient seuls. Il s’éteignit à trois heures après midi. Les journaux annoncèrent son décès le primidi, 21, dans la relevée. L’autopsie, pratiquée par le docteur Pelletan assisté de ses confrères Dumangin, Lassus, professeur de médecine légale, et Jeanroy, également professeur aux écoles de médecine, révélait que la mort était due à une maladie scrofuleuse « existant depuis longtemps ». Deux commissaires de la Sûreté générale, les citoyens Kervelgan et Bergoing, ont identifié le corps, précisait-on. Claude savait parfaitement que ni l’un ni l’autre ne connaissait le dauphin, sinon pour l’avoir aperçu de loin, et jamais plus après le 10Août. Bien entendu, on s’était gardé de présenter le petit cadavre à Marie-Thérèse-Charlotte ni à l’ancien personnel du Temple, qui voyait le garçon tous les jours, avant son isolement. Trois de ses serviteurs devaient subsister encore, dans la tour même. Claude ne se rappelait pas leur nom, hormis celui du portier : Baron. Ils eussent révélé la fraude. Or il fallait, évidemment, que le mort fût le fils de Louis XVI. On ne pouvait dire à l’Espagne : il a été enlevé en janvier 94 et il n’est assurément plus de ce monde, mais nous n’en possédons aucune preuve. Claude aurait donné cher pour siéger encore dans le salon blanc du pavillon de l’Égalité. Savoir ce qui s’y passait ?…
Le Comité réagit avec fermeté. Barthélémy, en train de négocier, à Bâle, avec l’agent diplomatique espagnol Yriarte, fut immédiatement informé. On verrait bien comment la cour de Madrid et le ministre Godoy prendraient cette
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