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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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constata non sans exaspération. « Nous nous échinons et cela ne sert à rien. Vous allez voir que ce convoi passera. S’il est destiné pour la Basse Bretagne, il ne nous reste à présent nulle chance de l’enlever.
    — Ma foi, commandant, répliqua Ray, les principes jacobins et une bonne marine ne sont pas compatibles. La force des flottes anglaises réside dans la canne des maîtres et le chat à neuf queues. Les paysans ou les manouvriers que la réquisition nous envoie valent bien les repris de justice et les malheureux pressés dont se composent leurs équipages. Seulement, ils n’ont pas de droits, eux ; ils n’ont que des devoirs. On ne met pas longtemps à leur faire entrer le métier dans la peau. Pour eux, voilà toute l’alternative : tu seras bon marin ou tu crèveras sous les coups. Ce n’est pas républicain, mais c’est efficace. Le représentant Topsent a bien raison de vouloir rétablir le respect de la hiérarchie, avec la plus sévère discipline ; là se trouve le fondement de la marine militaire.
    — Je n’en disconviens pas, répondit Fernand. Il ne me paraît point cependant que la brutalité soit nécessaire. Personne, sur ce navire, n’a jamais été frappé ni menacé, et pas une frégate anglaise n’est mieux servie. Le 29, quand nous avons dû remettre en mer à peine rentrés après dix jours de rude travail, a-t-on entendu des murmures ? Et depuis, ces hommes n’ont guère cessé d’être sur les dents. Se plaignent-ils ?
    — Non, reconnurent ensemble le second et Bergeret qui ajouta : Ils sont admirables.
    — Ils sont fiers de leur frégate et de ce qu’ils font. Ils savent que nous les admirons, que nous sommes fiers d’eux. Ils ont confiance en nous. Cela est républicain et c’est diantrement efficace. Au reste, toute la division légère a d’excellents équipages. Sur les vaisseaux, leur médiocrité provient du manque d’usage. Pourquoi la Montagne, dès le temps où le brave Basire la commandait, en a-t-elle toujours remontré à n’importe quel Godam ? Parce que l’amiral ne lui a jamais accordé de répit. Les gros-culs, depuis un an, n’ont pas été deux fois à la mer. Le Comité de Salut public n’ose plus les risquer qu’en bloc. La tactique de masse, c’est peut-être très bien pour les troupes de terre ; cela ne vaut rien pour les flottes. Si les vaisseaux sortaient constamment par division, on en aurait sans doute perdu, en revanche l’ensemble se serait amariné. Tandis qu’à chaque rencontre d’escadres nous en perdons pour rien.
    — Assurément, dit Bergeret, on ne forme pas des marins en naviguant de Brest à Berthaume et de Berthaume à Brest. Mais notre infériorité a bien d’autres raisons. D’abord, un corps d’officiers décimé par l’émigration ne se reconstitue pas en deux ans. Les maîtres d’équipage ou les officiers subalternes qu’il a fallu promouvoir, et même les capitaines au commerce passés sur des navires de guerre, n’ont pas tous les qualités nécessaires pour commander en pied. De plus, la marine n’est point, comme en Angleterre, le souci essentiel du gouvernement. Le Comité de Salut public, pressé par le péril, a consacré toutes ses pensées, tous ses efforts, toutes les ressources du pays aux armées, parce que la menace immédiate et mortelle était sur terre. On a négligé les flottes. Il n’en pouvait aller autrement.
    — Tu te trompes, mon cher Jacques, dans une certaine mesure, répondit Fernand. Je sais, par mon oncle Mounier, qu’en 93 le Comité de Salut public et le département de la Marine ont fait un effort gigantesque pour mettre en mer des flottes supérieures à celles de l’ennemi. Et ils y seraient parvenus si le 9Thermidor n’avait tout arrêté. Le gouvernement révolutionnaire abusait du pouvoir, sans doute, mais il gouvernait. À présent !…»
    Le souper expédié, Fernand monta sur le gaillard pour voir où l’on en était. L’amiral, en panne sous ses huniers croisés, arborait un signal fixe : « Sur trois colonnes par N 0s  », avec l’indication des numéros de tête. Vers huit heures du soir, les files furent enfin établies. La Montagne, devançant celle du centre, remplaça son signal par un autre : « Au plus près bon plein. Cap 325. » Puis, à l’adresse de la République : « Cherchez l’ennemi. »
    Une fois encore, la frégate fit voile au nord-ouest, mais pas exactement dans la direction fixée par Villaret-Joyeuse.

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