Les hommes perdus
confiance en nous parce que nous avons eu celle du gouvernement précédent. Le Comité lui a signalé comme possible une expédition espagnole, c’est pourquoi il ne croit point à une expédition anglaise. On me paraît très mal renseigné maintenant au pavillon de l’Égalité. L’activité de toutes les escadres britanniques depuis une décade est à elle seule significative. Bon, je vais débloquer Duplessis, puis, renforcé de ses cinq voiles, je marcherai au convoi. Je compte sur toi pour le retrouver rapidement. »
Le Comité de Salut public, mal renseigné, en effet, n’avait connu l’existence de l’expédition anglo-émigrée qu’après sa mise en mer. Un message envoyé aussitôt à Brest était arrivé quand Topsent voguait avec Villaret vers Belle-Île.
À midi seulement, les huit vaisseaux se trouvèrent rangés en ligne de bataille, à tribord et à bâbord du trois-ponts. Peu avant cinq heures, ils doublaient dans cet ordre la pointe des Poulains, au nord-est de l’île. Depuis longtemps, Fernand avait regagné la République. Ne pouvant, avec ses quarante-huit canons, se mêler à une rencontre de vaisseaux dont les moindres en portaient soixante, elle cinglait sous petites voiles dans le sillage de l’amiral, prête à recevoir ses ordres. Lorsque les Anglais virent la formidable Montagne, menant ses deux ailes, embouquer le chenal qui séparait Belle-Île de Quiberon, ils manœuvrèrent sur-le-champ pour se mettre en retraite. Il ne leur restait, effectivement, pas un instant à perdre. Duplessis se disposait à jouer son rôle dans l’affaire en leur coupant la route. Ils eussent été écrasés entre deux feux. Ils avaient l’avantage du vent ; cela les sauva. Et puis Villaret, songeant au convoi, n’entendait pas risquer des navires dans un combat inutile. Il se contenta d’appuyer la chasse à la division ennemie jusqu’au-delà d’Hoedic et de Locmaria, pour la rejeter dans le sud. Au coucher du soleil, il bascula sous l’horizon, allant rallier probablement l’escadre de lord Cornwallis.
Naturellement, la ligne de bataille n’avait pas résisté à cette poursuite. Les deux-ponts s’échelonnaient d’Houat à l’Échelle. Il fallut encore les rassembler. La République, reprenant son ancien métier de chien du troupeau, y contribua, puis reçut de la Montagne, à la nuit tombante, le signal : « Liberté de manœuvre. » Elle partit immédiatement.
Toute la nuit, elle fit du norois, vent debout, par une mer sans cesse plus dure. Le temps se gâtait de nouveau. La brise, jolie la veille, puis bonne, puis forte, tournait, vers onze heures du matin, ce 2 Messidor, au grand frais lorsqu’on eut connaissance du convoi. Il peinait dans la houle, très au large des Glénans. S’il avait rencontré lord Bridport, il n’en avait du moins reçu aucune aide ; l’escorte se limitait toujours aux trois frégates et aux cinq deux-ponts. Fernand leur passa sous le nez pour être bien sûr de ne se point tromper. Cependant la seconde ligne, cette fois encore, était peu visible. Elle se traînait, souffrant de la grosse mer. Cela seul prouvait clairement qu’il ne s’agissait pas de vaisseaux.
Sans plus s’attarder, la République redescendit en serrant de la toile, car le temps devenait vraiment vicieux. Peu après trois heures, sous ses voiles de cape, ses mâts de perroquet calés, elle étala un furieux coup de vent qui fit dire à Bergeret : « Eh bien, je me demande comment va être l’escadre après ça ! » La frégate fuyait devant le temps, avec une forte dérive par laquelle on se trouvait déporté en latitude. Mais le vent mollit rapidement. À cinq heures et demie, c’était une bonne brise ; la mer tombait. La République avait hissé de nouveau ses perroquets, rétabli leur voilure, déferlé ses huniers, rattrapé sa dérive en appuyant à l’est. On découvrit alors la Montagne louvoyant, solitaire. Un instant plus tard, Fernand lui signala : « Convoi relevé 11 h. matin 47 o 4o’1o" lat. N. 6 o 20’ longit. O. » Elle fit l’aperçu, puis « Merci », et n’ajouta rien. On apercevait des voiles dispersées aux quatre points cardinaux. Évidemment, l’amiral ne pouvait rien entreprendre avant qu’elles eussent rejoint.
C’était lamentable, cette impuissance des vaisseaux à tenir une formation. Depuis 93, ils n’avaient accompli aucun progrès. En soupant avec son second et Bergeret invités à sa table, Fernand le
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