Les hommes perdus
Les chouans se montraient furieux d’avoir été abandonnés par les troupiers au moment de combattre. Vauban reprocha rudement à d’Hervilly leur défection. « Il me les fallait pour attaquer le fort, répondit-il. Mon effectif est trop faible, vous le savez bien. » Afin de le compléter, il proposa tout bonnement à la garnison prisonnière d’entrer dans ses bataillons. C’étaient tous des hommes de l’ancien régiment de la Reine. Les deux tiers acceptèrent.
Puisaye ne renonçait pas à prendre l’offensive. La déroute ne signifiait rien selon lui. Les paysans se battraient bien si on les amalgamait aux soldats. De la sorte, avec quatorze mille hommes on vaincrait sûrement, car le général Hoche n’en avait pas plus de cinq à six mille. Comme d’Hervilly repoussait cette idée, Puisaye le menaça de demander son rappel s’il persistait à paralyser les opérations. D’Hervilly finit alors par se rendre, tout en protestant auprès de Contades tiraillé entre les deux chefs. On convint de se mettre en marche le 5 au matin. Cette décision fut prise le 4 juillet. Le soir même, d’Hervilly reçut un message dans lequel l’agence royale lui ordonnait de « refuser son concours aux plans du comte de Puisaye, suspects d’être hostiles à la branche aînée des Bourbons ». Aussi, le lendemain, après avoir fait sortir son régiment, comme pour le joindre aux chouans que Puisaye, entremêlant son sabre et ses grandes jambes, passait en revue, prétexta-t-il la maladresse de ces rustiques en leurs manœuvres pour ramener sa troupe dans la presqu’île. À Puisaye exaspéré, il répondit : « Se hasarder contre les républicains avec de si piètres combattants serait folie. Ils mettraient le désordre parmi les bataillons. Il n’y a rien à espérer de ces paysans. Il faut, monsieur, ou nous rembarquer ou nous enfermer ici en attendant de nouvelles directives. » Londres, escomptait-il, constatant l’insuccès des efforts accomplis dans la baie de Quiberon, se raviserait et ordonnerait enfin la descente en Vendée.
Réduit aux chouans, Puisaye, après l’expérience précédente, ne devait plus songer à pousser de l’avant. Mais en outre, le 6, Vauban, établi avec ses neuf mille hommes entre Carnac et la presqu’île, l’avertit qu’il s’attendait à être, dans les vingt-quatre heures, assailli sur toute sa ligne. Il occupait à gauche la solide position de Sainte-Barbe, d’où l’on dominait la Falaise et par où l’on pouvait jusqu’au dernier moment se replier vers le fort. En revanche, son centre et sa droite, sans aucun point d’appui sur la côte, seraient immanquablement jetés à la mer s’il ne les retirait pas avant toute attaque. Il demandait soit l’autorisation d’effectuer ce mouvement, soit un puissant renfort en troupes de ligne. Un tel repli eût été désastreux. D’Hervilly, avisé, promit des troupes. Il écrivit à Vauban de tenir jusqu’à la dernière extrémité. Il viendrait lui-même le renforcer avec tout son régiment. Néanmoins, à l’aube du lendemain, lorsque les têtes de colonnes républicaines apparurent devant Carnac, Plouharnel et Sainte-Barbe, pas le moindre bataillon ne se montrait parmi les sables bas de la Falaise.
Les paysans éclatèrent en imprécations contre les émigrés. Ils jetaient leurs fusils, dépouillaient leurs uniformes. Ils ne voulaient pas faire la guerre pour ces aristocrates injurieux, méprisants, qui les exposaient toujours au feu et en demeuraient soigneusement à l’abri. Les chefs eux-mêmes étaient abattus. Dans une explosion coléreuse, Georges Cadoudal, levant ses poings d’Hercule, s’écria : « Maudits soient ces scélérats d’Anglais et d’émigrés ! Ils ne sont venus que pour perdre la Bretagne. Que la mer ne les a-t-elle anéantis au lieu de les porter chez nous ! » Il se ressaisit. Comme Tinténiac, Allègre, Jean-Jean, Charles, il exhorta ses hommes. « Où sont-ils, les compagnons du bois Misdon, les vainqueurs de Pélan ? Allons, montrez votre courage aux lâches qui nous abandonnent ! Faisons-les rougir de honte, ces couards ! »
Sachant impossible toute défense, Vauban avait donné à sa droite et à son centre l’ordre de se rabattre sur la gauche. Ils se rabattirent, en effet, mais dans le pire désordre. Un flot tumultueux de chouans en débandade, de femmes, d’enfants, de vieillards pêle-mêle, déferla vers l’isthme. Des familles entières, emportant
Weitere Kostenlose Bücher