Les hommes perdus
rendre à Coëtlogon où il était expressément convoqué. Cadoudal protesta. « Le Roi, qui est à Vérone, n’a pas à décommander un mouvement stratégique imposé par les circonstances », déclara-t-il vertement. Tinténiac hésitait. Pouvait-il refuser d’obéir à des gens investis de la confiance royale ? De plus, les dames de Coëtlogon étaient ses propres cousines. Espérant revenir à temps vers la côte par une marche forcée, il se dirigea vers le château en question, situé près de Loudéac, ce qui représentait un détour considérable.
Jean-Jean et Lantivy, eux, ayant également pris terre sans encombre au point prévu, se virent sommés de gagner non pas Baud mais Saint-Brieuc. L’agence parisienne n’étant point parvenue à détourner vers Charette et la Vendée l’expédition anglaise, avait imaginé ni plus ni moins de la concurrencer en créant un autre centre d’insurrection – toute légitimiste, celle-là – dans le nord de la Bretagne. À cette fin, elle retenait sous Saint-Brieuc le convoi portant les émigrés de Jersey, et elle appelait là tous les chefs bretons qu’elle avait détournés de se joindre à Puisaye.
En arrivant à Coëtlogon, Tinténiac eut la surprise de s’entendre déclarer par M me de Guernissac, femme d’un officier de son état-major, laquelle se trouvait en correspondance suivie avec l’abbé Brottier : « Monsieur, nous sommes chargées de vous envoyer, avec vos troupes, à Saint-Brieuc. » Comme il demandait des éclaircissements sur cet ordre, pour lui inconcevable, une rumeur, des détonations éclatèrent. Une colonne volante, lancée par Hoche à la poursuite des quatre mille chouans, et qui les serrait de près depuis la veille, à leur insu, les attaquait dans leurs bivouacs, aux abords du château. Tinténiac courut organiser la défense. À peine débouchait-il sur la lande, une balle l’atteignit en plein front. Il tomba, tué net.
Les bleus, très inférieurs en nombre, furent finalement repoussés. Mais, Tinténiac mort, les chefs ne s’accordèrent pas. Les uns ne voulaient pas manquer de parole à Puisaye, les autres croyaient devoir exécuter les ordres de l’agence royale. Leurs hommes tranchèrent la question. Depuis le 20 juin, tout concourait à les écœurer : le mépris des émigrés, la manière dont ceux-ci se servaient d’eux, la sorte de guerre qu’on prétendait maintenant leur faire faire. Habitués aux embuscades, aux rapides coups de main après lesquels on rentrait chez soi, ils n’entendaient rien aux manœuvres, les batailles rangées ne leur convenaient pas du tout, et cette expédition qui les entraînait loin du Morbihan ne leur plaisait point. L’indécision et le mécontentement des chefs n’étaient pas de nature à les retenir. La plupart d’entre eux se dispersèrent. Le marquis de Pont-Bellanger conserva plusieurs compagnies qui, sous le nom d ’Armée Rouge, terrorisèrent pendant quelques semaines les républicains des Côtes-du-Nord, puis disparurent. Il en fut de même pour Jean-Jean et Lantivy : avant d’avoir quitté la région de Quimper, leur troupe se désagrégea.
IV
Puisaye préparait l’offensive pour la date fixée. La veille, 15 juillet, au matin, les guetteurs sur la grosse tour du fort Penthièvre signalèrent un convoi. Gêné par le vent contraire, il mit tout le jour à doubler la pointe de Quiberon et entra, le soir, dans la baie. Il amenait la seconde division expédiée par Pitt et Windham. Elle se composait des régiments à cocarde noire : les vieilles légions de Béon, de Salm, de Damas, de Périgord, qui combattaient la Révolution depuis 1792, dans les rangs autrichiens. Après la dure retraite des Flandres puis de la Hollande, elles ne comptaient plus que douze cents hommes au total. L’Angleterre les avait transportées des bouches de l’Elbe à Portsmouth et prises à sa solde, leur donnant pour chef le jeune comte de Sombreuil.
Compatriote de Jourdan, de Bernard Delmay, de Claude Mounier, des Naurissane, Charles Virot de Sombreuil était né tout près de Limoges, au château de Leychoisier avoisinant la route de Paris. Il servait comme capitaine aux hussards d’Esterhazy lorsqu’il émigra des premiers après la chute de la Bastille. En 1793, il commandait avec le grade de lieutenant général l’avant-garde des troupes françaises soldées par l’Autriche. C’est à ses escadrons qu’en messidor de l’année suivante Bernard
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