Les hommes perdus
s’était heurté, sous Lambusart, pendant la bataille de Fleurus : escadrons bientôt balayés avec l’infanterie autrichienne par Jourdan et Saint-Just chargeant à la tête des dragons et des cuirassiers. La Belgique, la Hollande perdues pour les coalisés, Sombreuil, laissant ses troupes se refaire dans la petite ville de Stade, sur la rive gauche de l’Elbe, avait rejoint l’Angleterre où le mandait le cabinet de Saint-James et où l’amour l’attendait.
Le jeune comte restait alors, à vingt-cinq ans, le seul survivant mâle de la famille. Sa sœur, Marie-Maurille, avait une fois sauvé leur père, lors des Massacres de septembre, en trinquant à la République avec les juges installés par Maillard dans le guichet de l’Abbaye. Mais ensuite, elle-même détenue comme suspecte, le marquis et son fils aîné avaient été envoyés à la guillotine en chemises rouges avec Cécile Renault, Ladmiral, les dames de Sainte-Amaranthe, agentes notoires de Batz, et d’inoffensifs prisonniers, tous réunis par les hébertistes du Comité de Sûreté générale sous l’ironique dénomination d’« assassins de Robespierre ». Libérée après le 9Thermidor, M lle de Sombreuil se trouvait, en ce mois de juillet 1795, tranquille à Leychoisier où son frère lui écrivait de Londres pour lui annoncer qu’il se mariait. En effet, les années précédentes, pendant de brefs séjours en Angleterre, il avait connu dans la société émigrée une jeune fille aussi remarquable par ses qualités morales que par sa grâce et sa beauté : M lle de La Blache. Il passait, lui, pour le plus bel homme d’Europe. Grand, svelte, élégant de corps, le regard d’une douceur pénétrante, les traits réguliers et nobles, enfin très brave, bon, généreux, il ne laissait indifférente aucune femme, et M lle de La Blache lui avait avec bonheur accordé sa main. Le mariage était fixé au 9 juillet. Le 8, à minuit, Sombreuil reçut un cachet plombé de l’Amirauté. On lui ordonnait de se rendre sur-le-champ à Portsmouth où il trouverait les anciennes légions à cocarde noire, d’en prendre le commandement et de s’embarquer avec elles pour Quiberon. Impossible de surseoir à un tel ordre. Sombreuil partit aussitôt, laissant pour M lle de La Blache une lettre passionnée qui se terminait par ses mots : « Adieu ! Je meurs d’amour et de désespoir ! » Avant de quitter Portsmouth, il dit à des officiers, ses amis : « J’aurais payé dix mille guinées le bonheur de rester vingt-quatre heures de plus à Londres, mais j’ai dû tout sacrifier à l’honneur et à la cause du Roi, que nous allons défendre. »
À Quiberon, Puisaye le reçut d’autant mieux qu’il apportait un paquet de dépêches dont l’une réduisait à néant les prétentions du colonel d’Hervilly. Le commandement suprême, confirmait Windham, appartenait entièrement au comte de Puisaye, chef absolu des troupes régulières comme des irrégulières. Pour assurer son autorité, on lui conférait le titre de lieutenant général au service de l’Angleterre. Un autre pli lui annonçait un renfort de trois régiments anglais conduits par lord Graham et l’arrivée prochaine du comte d’Artois, Monsieur, accompagné de nouvelles troupes.
Puisaye était à souper. Il s’empressa d’envoyer quérir le petit colonel. Celui-ci, déjà couché car on devait se mettre en marche de très bonne heure, se leva et arriva fort mécontent. Il accueillit Sombreuil avec la plus grande froideur, enregistra sans souffler mot le contenu des dépêches, et s’en tint à demander s’il y avait quelque chose de changé pour le lendemain. Puisaye répondit : « Non », malgré les observations de Sombreuil et de Contades. Tous deux insistaient pour que l’on donnât à la seconde division le temps de descendre à terre. Mille deux cents hommes de plus, soldats de toute confiance, n’étaient pas à dédaigner. Le général en chef refusa, affirmant que l’on ne pouvait repousser le rendez-vous du 16 juillet sans compromettre tout le plan. Et il le compléta en prescrivant à Vauban d’aller, dans la nuit, débarquer sous Carnac avec douze cents des chouans cantonnés dans la presqu’île. Au jour, il marcherait sur le flanc est du camp républicain pour opérer une diversion. En même temps, il devrait se lier à Tinténiac, Jean-Jean et Lantivy, qui ne manqueraient pas d’assaillir Hoche sur ses arrières, comme convenu. Si
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