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Les hommes perdus

Les hommes perdus

Titel: Les hommes perdus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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soir, les sept cents hommes de Loyal-Émigrant commencèrent de descendre les échelles des tangons. La nuit était sereine, blanchie par la lune ; la baie, plate et luisante comme une glace. Il n’y avait pas un souffle de vent. Quelques lumières piquetaient la colline de Carnac. Dans l’ouest, Quiberon s’allongeait, grise entre la mer argentine et le ciel criblé d’étoiles. On n’aurait pu rêver temps plus propice. Mgr de Hercé en remercia Dieu qui favorisait ses serviteurs.
    Pour suivre la progression des troupes, l’état-major gagna dans plusieurs canots la Galatée revenue et empannée à mi-chemin de la terre. Vers deux heures du matin, les premiers bateaux plats, encadrés par deux canonnières, dépassèrent la frégate. En tête, s’avançait Loyal-Émigrant, suivi de près par Royal-Louis formant le corps de bataille. Le régiment de la marine et celui du Dresnay demeuraient à distance, en arrière-garde. Le commodore Warren reprit place dans son canot, avec Puisaye. D’Hervilly s’embarqua dans celui de la Galatée, Contades dans celui de l’ Artois, qui piqua vers l’avant-garde.
    Sortis des ombres projetées par les navires, les bateaux plats, les chaloupes, les canots mettaient sur le miroir de la baie des taches sombres ; et chacune, sous l’effort des rameurs, laissait derrière elle un sillage quasi phosphorescent dans la clarté de la lune plus basse. On devait, à la lunette, apercevoir de loin ces traînées, car un fanal s’alluma sur la grosse tour du fort Penthièvre. À ce signal des « bleus », répondit un mouvement dans les grisailles de Plouharnel, puis une petite colonne déboucha au-dessous de Carnac, très visible sur le clair de la plage. Il y avait là deux centaines d’hommes au plus, estima Contades. On distinguait nettement les buffleteries blanches. Les baïonnettes brillaient au bout des fusils. Des ordres arrivèrent aussitôt du canot de la Galatée : l’avant-garde continuerait de porter droit devant, entre Saint-Colomban et Carnac ; Royal-Louis appuyerait un peu à l’est pour atterrir à l’autre bout de la plage de Poren-Dro, sur la pointe. D’Hervilly divisait son monde afin d’inquiéter l’adversaire. Warren, en même temps, faisait forcer de rames aux canonnières.
    À une demi-portée de boulet du rivage bordé par une courte dentelle écumeuse, Loyal-Émigrant déploya ses drapeaux, et, sautant dans les vaguelettes, s’élança en criant : « Vive le Roi ! » Les républicains se replièrent derrière un ressaut du sol, où Contades crut qu’ils s’apprêtaient à tenir ferme. Mais lorsque Royal-Louis prit terre lui aussi, menacés sur leur droite et leur gauche par des forces plus de six fois supérieures, ils battirent précipitamment en retraite. Tinténiac et ses chouans les attendaient. Soudain, des coups de feu déchirèrent la nuit finissante. Pendant quelques minutes, on vit les flammes orangées et l’on entendit crépiter la mousqueterie, puis ce fut fini. L’aube rapide de juin colorait déjà le ciel où la lune pâlissait avant de disparaître dans la légère brume qui s’élevait de la mer. Le rivage se couvrit d’hommes en uniforme écarlate. L’arrière-garde débarquait à son tour.
    Sur le Mont-Saint-Michel, au-dessus de Carnac, à une demi-lieue de la plage, pendait dans l’air sans vent quelque chose de blanchâtre et l’éminence paraissait grouillante de monde. Mais dans le faux jour transpercé par de longs rayons naissants, on ne pouvait voir, à cette distance, s’il s’agissait d’amis ou d’ennemis. La question fut résolue peu après : une douzaine de chouans, agitant joyeusement leurs fusils, dévalèrent les prés qui descendaient du bourg. À leur tête, bondissait un petit homme vêtu de la courte veste verte, de la culotte flottant à mi-mollet, le bas des jambes nu et noirci de boue séchée. Sans chapeau, les cheveux épars, la barbe pas faite, il portait à la ceinture un poignard, des pistolets, un large sabre, et tenait un fusil à deux coups. C’était Charles, autrement dit M. de Kerminguy, fidèle compagnon de Puisaye. Bien fait, l’œil vif, il bégayait un peu et n’en voulait parler que plus vite. Ses amis et lui, annonça-t-il, tenaient tout le pays jusqu’à Auray. Le dernier poste républicain, descendu cette nuit de Sainte-Barbe sur la plage, avait été dispersé en un tournemain ; on lui avait tué ou pris une vingtaine de « bleus ». Le linge blanc

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