Les hommes perdus
travers, les chefs sont divisés d’opinions, les chouans ne veulent plus obéir, ils se disputent avec les réguliers. Tout le monde est dégoûté et n’aspire qu’à se tirer de là. »
Après avoir mis au courant Tallien et son adjoint, Blad, un député obscur, Hoche décida d’examiner lui-même les lieux. En vêtements de pêcheur, accompagné par son chef d’état-major, le colonel ci-devant marquis de Grouchy, officier d’Ancien Régime, républicain quoique la république eût causé la mort de son beau-frère Condorcet, et par l’adjudant général Ménage, déguisés eux aussi, il s’en fut dans une barque croiser devant la côte ouest de la Falaise. Assez large au-dessous des hauteurs de Sainte-Barbe, le rivage, en allant vers la presqu’île, s’étrécissait sans cesse jusqu’à n’être plus, sous le glacis ouest du fort, qu’un ruban de sable mouillé et tassé par la mer. Il mourait enfin au pied des rocs servant là d’épaulements au fort Sans-Culotte, et qui tombaient à pic dans les flots. Ils ne laissaient nul passage ; mais si on pouvait les contourner l’escalade, de l’autre côté, ne semblait pas très difficile, effectivement, car des blocs s’entassaient ici les uns sur les autres, formant comme des degrés.
« Eh bien, Ménage, te sens-tu le cœur de grimper là-dessus, à l’obscur, avec trois cents grenadiers ? demanda Hoche.
— Pourquoi pas ? » répondit le jeune adjudant général en lançant à l’eau un filet dans lequel nul poisson ne risquait de se prendre.
« Et toi, citoyen Grouchy, que penses-tu ?
— La chose ne me paraît pas exécutable tant que ces bateaux seront là. »
Deux goélettes canonnières stationnaient sous le fort, entre le rivage et les écueils semés un peu au large. Plus haut, deux 32 embossés surveillaient la flottille des barques traînant leurs filets.
« Deux hommes, ajouta Grouchy, ont passé inaperçus ; il n’en serait sûrement pas de même, fût-ce par une nuit obscure, pour une colonne en mouvement. Si les chaloupes ne les voyaient pas, du moins entendraient-elles le bruit.
— Tu as raison. Aussi ne tenterons-nous l’aventure que si une grosse mer contraint les Anglais à faire le tour et s’aller ancrer dans la baie. Espérons, citoyens, qu’il nous viendra du mauvais temps sous peu. »
Selon le sergent David, le 6 Thermidor, les républicains de la garnison seraient remplacés par un contingent du régiment d’Hector ou du Dresnay, bons royalistes. Sans complices à l’intérieur, aucune chance de réussir. Hoche ne perdait cependant pas confiance. Depuis plus de quarante jours, le ciel demeurait serein, cela ne durerait plus, sans doute. Ainsi que le disait Ménage : « Après le beau temps, vient la pluie. » En effet, le 3 Thermidor, la chaleur s’alourdit, annonçant un orage. Le 4 au matin, le ciel était plombé, la mer comme morte. On étouffait. À midi, il n’y avait plus un souffle. Hoche arriva de Vannes avec Tallien. Le général Humbert, qui commandait le camp, Grouchy et Ménage poussèrent activement les préparatifs. Une compagnie, à laquelle on incorpora les déserteurs en uniforme anglais, fut habillée avec des habits rouges enlevés aux morts, le 10 juillet. Le sergent David, qui était allé rôder aux avant-postes royalistes, en revint avec le mot de passe donné par un camarade en sentinelle sur la Falaise. Celui-ci avertirait les autres de se tenir prêts pour cette nuit, si l’orage éclatait. Vers cinq heures, tandis qu’au camp les soldats mangeaient la soupe, on commença d’entendre tonner. On vit de Sainte-Barbe les deux goélettes, remorquées par leurs canots, entrer dans le petit havre de Lantivy, seul abri sur la côte ouest de Quiberon. Quant aux 32, ils avaient dès le matin mis à profit les derniers souffles de la brise pour doubler la pointe et se réfugier à l’est, dans la baie. Pendant un moment, le tonnerre demeura lointain. Soudain, ses grondements se précipitèrent, se rapprochèrent avec rapidité. Un vent impétueux arrivait en même temps du sud-ouest, fouettant la mer qui se couvrit de moutons blêmes.
Au soir tombant, on pouvait craindre d’avoir plus de mauvais temps qu’on n’en souhaitait. L’orage s’était enfui très vite, mais il laissait derrière lui l’Océan soulevé. Les lames, poussées du large, déferlaient sur la Falaise, passaient par-dessus ses dunes basses. Une troupe eût été infailliblement
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