Les hommes perdus
l’honnêteté. Pourquoi êtes-vous venus déchirer votre patrie ?
— Nous venons, répliqua le comte, rétablir le culte de nos pères, relever le trône de notre souverain, rentrer dans nos héritages, ramener la paix et la prospérité dans notre patrie. Est-ce là vouloir la déchirer ?
— Pensez-vous réussir là où ont échoué douze cent mille baïonnettes ?
— Oui, parce que l’opinion aujourd’hui est pour nous, et vous savez ce qu’elle peut en France.
— Ah ! monsieur, soupira le capitaine, si tout le monde pensait comme moi !… Nous ne sommes pas nés pour nous combattre. Tenez, reprit-il, voici le général Humbert qui s’approche. Si vous craignez quelque chose, faites avancer un second ; mais, je vous en donne ma parole, vous n’avez rien à redouter. »
Humbert, principal lieutenant de Hoche, écouta poliment l’émigré et lui dit : « Il y a ici un représentant du peuple, le citoyen Tallien. Écrivez-lui. » Contades parla de dix-sept millions apportés sur les vaisseaux. Ce n’était pas le langage qu’il fallait tenir à Humbert. Il répliqua plus honorablement en déplorant le désastre subi le 16 par le régiment de la marine. « Tant de bons et braves officiers, quelle perte pour la France ! »
Vauban, arrivant au galop, interrompit cette conversation. Il venait de la part de Puisaye chercher le major-général « pour affaire de service ». Persuadé qu’on rompait une négociation en bonne voie, Contades obéit avec colère. « Donnons-nous la main », proposa-t-il à Breton. Le capitaine se rapprochait pour la lui tendre, quand Humbert s’interposa : « Non, pas aujourd’hui. Plus tard, j’espère. Écrivez à Tallien, nous nous reverrons. »
Puisaye rappelait son subordonné sous prétexte de parler lui-même à Humbert « si on le souhaitait ». Mais il refusa d’écrire à Tallien. Il avait parfaitement raison. Bien plus écervelé que son chef, dont il condamnait les inconséquences, Contades s’imaginait pouvoir, avec dix-sept millions prétendus, acheter les généraux, les représentants, ou bien, par la force persuasive de sa parole, convaincre les républicains d’accepter gentiment la restauration du trône, de l’autel et des privilèges. Il fallait être aussi sot, aussi frivole qu’un courtisan pour se leurrer de pareilles billevesées. Entre républicains et royalistes, il n’y avait pas de négociation possible ; les uns devaient détruire les autres, ou périr. Et il n’existait plus pour les royalistes aucune chance de vaincre.
Déjà, de nombreux déserteurs avaient offert de faciliter un coup de main sur le fort Penthièvre grâce à la complicité de leurs camarades de garde aux avant-postes. Hoche ne croyait pas à la réussite d’une telle entreprise. Mais, le 1 er Thermidor, 19 juillet, le général Humbert lui fit conduire deux hommes de Royal-Louis, un sergent et un caporal, qui prétendaient connaître un moyen de pénétrer sans coup férir dans la forteresse. Hoche les écouta d’une oreille aussitôt intéressée.
« Citoyen général en chef, dit le sergent, un certain David, rien ne serait plus simple que d’enlever le fort Sans-Culotte. Il suffirait à un bataillon d’emprunter en sens inverse le chemin par lequel nous sommes venus vous rejoindre cette nuit. En longeant le rivage de l’ouest, on arrive à un énorme tas de rochers. Il barre tout passage par terre et ne permet pas l’escalade, mais on le contourne en entrant dans la mer avec de l’eau jusqu’à la taille, pas plus, par marée basse. Au-delà, on grimpe sans trop de peine sur les roches. Comme ça, on atteint un sentier qui passe devant une poterne de l’ouvrage. Elle nous sera ouverte par nos camarades, et ils nous prêteront main-forte pour tomber sur les royalistes.
— Combien êtes-vous de patriotes dans la presqu’île ?
— Six cents et plus en comptant ceux de l’ancien effectif républicain. Une centaine en tout se trouve dans ce moment à la citadelle. Chaque régiment, l’un après l’autre, fournit un contingent à la garnison. Il faudrait profiter de ce que nos amis sont là-haut. Ils y resteront encore six jours. »
Les deux grenadiers donnèrent à Hoche toutes les indications souhaitables. Ils estimaient à trois mille au maximum les « blancs » en état de combattre. Ils confirmèrent que le plus grand désordre régnait dans la presqu’île. « Les émigrés commandent à tort et à
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