Les hommes perdus
Puisaye, les débris de Royal-Marine, du Dresnay, de Loyal-Émigrant, d’Hervilly, d’Hector. D’instant en instant, les bleus accentuaient leur pression et le nombre des fuyards se multipliait. Les habitants abandonnaient villages, hameaux, chaumières, pour courir au sud. Bientôt, plus de six mille personnes furent accumulées dans cet étroit espace, entre Port d’Orange, Quiberon et l’Océan, espérant en vain un secours des Anglais qui ne paraissaient pas. On les maudissait, on les accusait de traîtrise. La tempête avait contraint le commodore Warren à parer de loin la côte. Les vagues grondantes, la brise emportant les bruits au nord-est, la vue bouchée le laissaient encore ignorant du désastre. Les goélettes mouillées dans le havre de Lantivy étaient impuissantes. La grosse houle et surtout le vent contraire, le manque d’espace pour louvoyer, les clouaient là. Au reste, dehors elles se fussent infailliblement brisées sur les écueils. Les éléments interdisaient toute tentative de mettre en mer sur la côte ouest. Les deux petits navires ne pouvaient rien pour les royalistes, sinon canonner la colonne d’Humbert progressant sur le littoral, et s’y employaient activement – sans grand résultat, d’ailleurs.
Puisaye venait d’écrire à Warren. Un chouan, intrépide marin, se chargea de porter le message. Partant du rivage abrité, avec le vent arrière, sa barque disparut bientôt dans le moutonnement des vagues. Une heure s’écoula. Pendant ce temps, à Mané-Meur et en avant de Quiberon, Sombreuil, avec sa troupe à laquelle se ralliaient des restes épars de la première division, reculait pied à pied devant Hoche et Rouget de Lisle. Comme leurs forces se limitaient à sept cents grenadiers, il les refoulait quelquefois par d’énergiques coups de boutoir ; mais, menacé sur ses flancs par l’avance de Grouchy à droite, d’Humbert à gauche, qui se réuniraient derrière lui, il lui fallait toujours battre en retraite. Vers neuf heures du matin, son front s’étendait entre Quiberon et Port-Haliguen où Puisaye, à cheval sur la plage avec quelques officiers au milieu de la foule, attendait l’escadre. Sombreuil vint l’avertir qu’il ne pourrait plus résister longtemps.
« J’ai déjà envoyé un message au commodore, il y a une heure, dit le général. Sans résultat, vous le voyez.
— Il faut en expédier un autre, immédiatement. Cela presse. Si les Anglais ne se décident pas, tout ce qui est ici sera massacré.
— C’est bon, j’irai moi-même. »
Ayant pris cette singulière résolution, Puisaye se fit apporter les paquets enfermant sa correspondance, car elle eût, en tombant aux mains de l’ennemi, compromis toute la Bretagne, puis il s’embarqua sous les yeux de la multitude. Elle sut très vite qui partait ainsi, et se mit à pousser des cris de rage. Quoi ! non seulement les Anglais ne se montraient pas, mais encore le chef de l’expédition s’enfuyait ! Les paysans hurlaient des imprécations, des femmes se roulaient sur le sable, des soldats jetaient leurs armes en déclarant qu’ils ne combattraient plus pour des lâches. Les officiers eux-mêmes jugeaient sévèrement Puisaye, et, démoralisés, perdaient courage. Sombreuil s’efforça de raffermir tout ce monde en proclamant qu’à sa demande le général allait hâter l’arrivée des secours. Mais personne n’avait plus confiance. On se rua sur les quelques chasse-marée à l’échouage, on les tira, les poussa jusqu’au flot, on se battit pour monter dedans. Plusieurs, mal dirigés, tombèrent par le travers aux lames et chavirèrent.
Sombreuil était retourné à son poste. Il trouva Vauban, qui le suppléait, sur le point de se voir encerclé dans Port-Haliguen. Ils se dégagèrent par une furieuse charge à la baïonnette, bousculèrent Grouchy et coururent, sans tenir compte des objurgations de Contades, s’enfermer dans le Fort-Neuf dont la bâtisse blanche et trapue commandait la plage. Contades disait vrai : ce fortin ne possédait qu’une batterie disposée pour défendre l’entrée de la baie. En revanche, les cartouches ne manquaient pas dans le magasin aux poudres. Une fusillade nourrie tint en suspens l’avance des républicains, tandis qu’enfin les voiles anglaises paraissaient à l’est. Toute la flottille des petits navires se dirigea vers la côte, en louvoyant contre la brise sous le plus possible de toile. Deux 60 suivaient. Il allait être le
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