Les hommes perdus
tout se passait bien, au moment de pousser à l’ennemi il lancerait une fusée ; deux, dans le cas contraire.
D’Hervilly n’avait plus rien à dire, et il ne dit rien. Blessé dans son orgueil, outré de voir Puisaye avouer froidement sa collusion avec Pitt en acceptant le titre de général anglais, il n’eût pour rien au monde élevé en public la moindre objection. Dans le privé toutefois, il ne cacha point que ces dispositions lui semblaient très imprudentes. D’abord, les bleus étaient à présent dix mille, au moins. On ne se jette pas avec quatre mille hommes sur dix mille, bien retranchés, en outre. Deuxièmement, on ne pouvait faire aucun fond sur une attaque de diversion exécutée par des chouans. Troisièmement, rien ne prouvait que MM. de Tinténiac et de Lantivy fussent exacts aux rendez-vous. À la guerre, rien n’est jamais sûr. On aurait dû envoyer une reconnaissance pour savoir s’ils se trouvaient bien dans les environs.
Ironie des choses : après avoir sottement pensé quand il entendait imposer son opinion, le petit d’Hervilly pensait on ne peut plus juste quand son opinion ne comptait plus.
À l’aube, le lendemain, sur la Falaise il était à la tête de son régiment en colonne, qui tenait la gauche du corps de bataille, avec mille chouans commandés par le chevalier de Saint-Pierre. Puisaye, sa veste grise couverte d’une cape noire, menait la colonne centrale, composée de Loyal-Émigrant, d’Hector et de quatre cents canonniers toulonnais tirant à la bricole huit des dix pièces de campagnes fournies par les Anglais. Les régiments de Royal-Marine et du Dresnay, plus six cents chouans conduits par le duc de Lévis, formaient à gauche une troisième colonne. Non loin des deux rivages, les chaloupes canonnières attendaient, parées à soutenir le mouvement. Sombreuil, à qui Contades avait prêté un cheval, suivait l’état-major.
Tout le monde regardait dans la direction de Carnac. Le jour montait très vite. À peine distincte dans les rais du soleil, la fusée espérée décrivit sa parabole. Puisaye laissa passer un instant pour voir s’il s’en élèverait une seconde ; puis, ne l’apercevant pas, assuré que Vauban allait prendre en flanc l’ennemi, il donna l’ordre d’avancer. Les tambours battirent, les cornets sonnèrent. La petite armée s’ébranla, les deux colonnes latérales marchant à la lisière des vaguelettes qui léchaient le sable. On entendit une fusillade lointaine. « C’est Tinténiac ! s’écria Puisaye. Allons, messieurs, la charge ! » Elle retentit. Les troupes se précipitèrent. Mais, avant qu’elles aient atteint le débouché de la Falaise et pu se déployer, les canons républicains commencèrent de tonner. Dans les rangs serrés, les boulets abattaient les hommes par files. Comme on avançait néanmoins, la mitraille, les obus, les balles se mirent de la partie. Les pièces des Toulonnais, engravées dans le sable, étaient impuissantes à répondre. Grièvement blessé, le duc de Lévis s’effondra. D’Hervilly tomba, atteint en pleine poitrine par une grosse balle de fer. La droite, décimée, flottait, reculait. La colonne de gauche progressait encore malgré le feu épouvantable. Alors les bleus prirent à leur tour l’offensive. Sortant des retranchements, cavaliers, fantassins s’élancèrent en avalanche sur les blancs ravagés par l’artillerie. Moins d’une heure après avoir franchi les barricades du fort Penthièvre, l’armée royale les repassait en désordre, laissant la Falaise jonchée de blessés et de morts. Les républicains, qui talonnaient une espèce d’arrière-garde hâtivement constituée par Contades, Puisaye et Sombreuil, fussent entrés dans la presqu’île si les canonniers du fort et Warren, dirigeant lui-même le tir de ses chaloupes, ne les eussent arrêtés par une grêle de projectiles.
Les événements ne donnaient que trop raison au malheureux d’Hervilly. Non seulement Tinténiac ne se trouvait pas sur les arrières ennemis – et pour cause ! –, mais encore Vauban, sévèrement reçu à Carnac, mal servi par les chouans qui trempaient leurs fusils dans l’eau pour ne pas se battre, avait dû rembarquer en lançant deux fusées dont la première s’était perdue parmi les poudroiements radieux du matin. Il disposait bien de deux cents cinquante mariners, soldats d’élite prêtés par Warren, mais il ne voulut pas employer ce détachement anglais contre des
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