Les hommes perdus
balayée. Cependant, des paysans patriotes de Plouharnel assuraient que d’ici trois heures ou quatre la brise et la mer auraient considérablement molli. Dans la tente du général Humbert, Hoche attendait en jouant avec Tallien et le capitaine Rouget de Lisle, amené par celui-là de Paris. Le vent secouait la toile, faisait danser la flamme des bougies dans leurs lanternes. Abandonnant les cartes, on devisa. Comme Tallien rapportait certains propos du banquier Perregaux au cours d’un dîner où figuraient Fréron, Barras et la citoyenne Beauharnais, Hoche l’interrompit avec vivacité, demandant : « Qu’advient-il d’elle ?
— Ma foi, répondit Tallien, elle semble présentement attachée au char de Barras.
— De Barras ! s’exclama le jeune général sans cacher son dépit. Comment les femmes peuvent-elles aimer un homme qui se partage entre elles et ses mignons ? »
Hoche avait connu la belle Rose-Joséphine aux Carmes, quand ils s’y trouvaient détenus l’un et l’autre, l’année précédente, ainsi que Beauharnais lui-même, – alors tout amoureux de la ravissante Delphine, veuve du général Custine, prisonnière également. Entre Rose et Hoche des liens s’étaient noués. Puis, le jeune héros transféré à la Conciergerie, elle l’avait remplacé par un autre détenu, Santerre, le « Consolateur », disait-elle. Mais après l’exécution de Beauharnais et, quatre jours plus tard, le 9Thermidor libérateur, elle était retournée à Hoche et devenue presque ouvertement sa maîtresse, quoiqu’il eût depuis peu pour épouse une jolie petite Lorraine de seize ans. À cause d’elle, il avait dû rompre, tout en restant très épris, très jaloux.
« Allons donc, général ! se récria l’auteur de l’ Hymne des Marseillais, qui voyait fréquemment Rose chez les Tallien et ne demeurait pas insensible à sa grâce créole, M me de Beauharnais n’aime sûrement pas Barras. Seulement elle est sans ressources, elle cherche tout naturellement l’aide dont elle a besoin.
— Ah ! dit Hoche avec amertume, elle n’en recevra jamais son compte. C’est une citoyenne avide, sans cœur. Elle m’aura causé tous les chagrins. Mais assez de folies, il est temps de faire le général. »
Le vent, bien que vif, ne soufflait plus avec rage. Un marin l’eût qualifié simplement de bon frais. La mer ronflait et ne détonnait plus sur les rocs de Quiberon. Sous le ciel obscur, s’effilochaient des nuages vaguement blafards. Il allait être minuit. Grouchy et l’état-major tenaient les demi-brigades en avant du camp, prêtes à marcher. Hoche donna ses derniers ordres. Ménage, avec les trois cents grenadiers prévus, partit le premier, guidé par David et le caporal. Ils disparurent tous dans les ténèbres, en direction de la rive ouest. Une demi-heure plus tard, la compagnie dotée d’habits rouges se mit à son tour en marche vers le rivage opposé. Elle devait s’avancer le plus près possible des grand-gardes ennemies, puis démasquer ses falots en opérant une conversion complète, de façon à faire croire que c’était une patrouille venant du fort par le rivage est, et y retournant par le centre de la Falaise. Quand on vit briller les lumières, Hoche, accompagné de Rouget de Lisle et du général Lemoine qui commandait l’avant-garde, emmena deux demi-brigades. Le reste viendrait avec Grouchy et Humbert, une fois l’affaire engagée.
Les voltigeurs de la compagnie rouge foulaient sans précaution, à présent, le sable de l’isthme, battu tout à l’heure par les vagues et qui crissait sous les pieds. On parlait, on laissait tinter les armes, avec la belle insouciance d’une patrouille revenue sur son territoire. Un cri éclata dans l’ombre : « Qui va là ? » La médiocre clarté d’un falot éclaira un soldat portant la cocarde noire. Sans inquiétude à la vue de ces habits écarlates, il se tenait néanmoins en défense, la baïonnette croisée. « Royal-Louis », lui répondit-on.
« Avance à l’ordre », lança-t-il. Un sous-officier s’approcha. L’homme l’arrêta. « Halte ! Le mot.
— Coblentz et Vérone.
— C’est bon. Passez, les amis. Mais vous en faites, un…» Il n’en dit pas davantage. Une main le bâillonnait. Il fut réduit au silence.
Ménage arrivait alors aux soubassements rocheux. Derrière lui, serpentait la file de ses grenadiers pataugeant jusqu’à mi-jambe, car la mer, grosse encore, ne laissait
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