Les hommes perdus
quart avant dix heures. Le ciel se découvrait. Par moments, le soleil caressait le rivage grouillant où s’alignaient çà et là, sur leurs civières, les blessés évacués de l’hôpital de Quiberon, et parmi eux d’Hervilly mourant.
La mer continuait à s’apaiser, trop lentement, hélas. Elle interdisait encore l’approche immédiate de la grève, même aux bâtiments les plus légers. La flottille et, au-delà, les 60, mirent à l’eau toutes leurs embarcations, cependant qu’ils ajoutaient leur feu à la mousqueterie de Sombreuil afin de tenir les bleus à distance. Mais si les bordées des deux vaisseaux frappaient bien l’ennemi sur les hauteurs, les boulets des chaloupes canonnières, ballottées par les vagues, atteignaient parfois la foule, augmentant le péril et la confusion. Des gens terrifiés, s’avançant dans le flot pour fuir les projectiles, étaient emportés par les lames. D’autres s’y jetaient, espérant gagner à la nage les navires, car les chaloupes, les canots ne pouvaient emmener tout le monde à la fois. On s’entre-tuait pour y entrer. Des grappes de malheureux s’accrochaient à ces embarcations déjà surchargées ; il fallait leur faire lâcher prise à coups d’aviron, voire de sabre. Et jusque dans les bateaux, jusque dans la mer parsemée de têtes, les balles des tirailleurs égaillés sur les falaises poursuivaient encore les fugitifs.
Les marins anglais recueillirent quelque mille huit cents personnes. Il en restait plus de trois mille sur la plage quand, vers onze heures, les munitions du fort épuisées, Sombreuil descendit pour tâcher d’évacuer ses hommes. Brûlant ses ultimes cartouches, il réussit à en embarquer quelques-uns, puis les bleus s’avancèrent de toute part et, tandis que les dernières chaloupes s’éloignaient à force de rames, ce fut le corps à corps désespéré, où l’infériorité du nombre ne laissait aucune chance. Saisis d’admiration, de pitié, les républicains criaient à ces acharnés de se rendre. Sombreuil hésita. « Posez vos armes, on ne vous fera rien. Vive les braves ! « clamaient des grenadiers en agitant leurs bonnets à poils.
« Vous n’allez pas capituler sur de si vagues assurances ! s’exclama Vauban.
— Que puis-je ? Commander à chacun de se jeter à l’eau ?
— Parbleu ! Je vais le faire, pour ma part, et vous me suivrez si vous m’en croyez. Nous en sommes au sauve-qui-peut. »
Pressant les éperons au ventre de son cheval, il sauta dans la houle. D’autres émigrés l’imitèrent. Plusieurs furent atteints par des balles. Contades nageait à la poursuite d’une chaloupe et allait se noyer, lorsqu’il fut secouru par un nègre.
« Rendez-vous ! Vous serez prisonniers de guerre », assuraient les soldats d’Humbert à la petite troupe demeurée sur la grève. Sombreuil voyait, parmi les bonnets d’ourson et les chapeaux à plumes rouges, deux officiers empanachés de tricolore. Il remit son épée au fourreau, se dirigea vers eux, dit qu’il voulait parlementer. « Arrêtez d’abord ce feu », lui répondit Humbert. Une goélette arrosait de boulets bleus et blancs confondus. Sombreuil envoya un aide de camp qui se lança vers elle à la nage. Peu après, elle cessa son tir. Le comte s’adressa de nouveau à Humbert : « Vos hommes disent-ils vrai ? Si nous déposons les armes, serons-nous traités comme des prisonniers ?
— Je ne saurais vous répondre là-dessus, monsieur. Si vous le désirez, je puis vous conduire au général en chef. »
Hoche se tenait en haut de la plage avec l’état-major. Il accueillit courtoisement cet adversaire, de quelques mois son cadet, dont la surprenante beauté le frappa, devait-il raconter par la suite ; mais il ne lui donna aucune garantie. Il promit seulement de demander que les lois de la guerre fussent appliquées aux combattants de Quiberon. Tallien et Blad arrivant alors, il leur présenta le jeune chef royaliste. Celui-ci plaida auprès d’eux la cause de ses compagnons. Avec générosité, il offrit sa vie en rançon de la leur.
« Je ne puis prendre aucun engagement, lui répondit Tallien. Il appartient à la Convention de décider. Il faut combattre ou vous rendre sans conditions. »
Combattre ! Il n’y en avait plus la moindre possibilité. Sombreuil déboucla son épée et la remit entre les mains de Tallien ; puis, revenant vers ses aides de camp, il donna l’ordre de faire déposer les armes
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