Les larmes du diable
plate-forme de la charrette et on ferait repartir les chevaux, laissant les prisonniers pendus par le cou. Ils seraient lentement étranglés à moins que des amis ne les tirent par les talons pour que leur nuque se brise.
La plupart d’entre eux faisaient ce dernier voyage la tête basse, mais un ou deux souriaient à la foule et saluaient avec une gaieté forcée terrible à voir. J’aperçus la vieille femme et son fils, condamnés pour avoir volé un cheval. Le jeune homme regardait fixement devant lui et son visage se contractait nerveusement, tandis que la tête grise de sa mère était appuyée sur sa poitrine. La charrette passa devant nous en grinçant.
« Il ne faut pas lanterner », dit Barak en se frayant un chemin dans la foule. « Je n’ai jamais aimé voir ça, ajouta-t-il à mi-voix. J’ai tiré sur les jambes d’un vieil ami à Tyburn, pour abréger sa dernière danse. » Il me regarda, l’air sérieux. « Quand voulez-vous que je descende dans ce puits ?
— J’aurais dit ce soir s’il n’y avait eu le banquet. Alors demain sans faute. »
Dans le bachot qui nous emmenait, j’éprouvai un pincement au cœur. Chaque jour de retard était un jour de plus dans la basse-fosse pour Elizabeth, un jour d’angoisse de plus pour Joseph. La masse de Westminster Hall apparut et je me forçai à me concentrer sur l’affaire Bealknap. Chaque chose en son temps, sinon je deviendrais fou. Barak me regarda bizarrement et je me rendis compte que j’avais parlé tout haut.
Comme toujours pendant la session judiciaire, il y avait foule dans la cour du palais de justice. Nous nous frayâmes un chemin jusqu’à la grande salle où, sous le gigantesque plafond, avocats et clients, libraires et badauds foulaient les dalles anciennes. Les spectateurs s’agglutinaient contre la barrière séparant le public du tribunal du banc du roi. De l’autre côté, une rangée d’avocats attendaient devant la barre en bois, face à une longue table chargée de papiers derrière laquelle siégeaient les membres du tribunal. Sous la tapisserie aux armes royales, le juge, assis dans son fauteuil à haut dossier, écoutait un avocat avec une expression d’ennui profond. Je fus déconcerté en reconnaissant le juge Heslop, un homme à la réputation de fainéant, dont je savais qu’il avait acheté un certain nombre de biens monastiques. Il y avait peu de chance qu’il se prononce contre un autre charognard. Je serrai les poings et me dis qu’aujourd’hui j’avais tiré une piètre carte pour la partie que j’allais jouer devant la cour. Néanmoins, après mes recherches de la veille au soir, j’étais en mesure de présenter des arguments qui auraient dû être concluants, toutes choses égales par ailleurs.
« Messire Shardlake ! » Je sursautai et me retournai pour aviser à côté de moi Vervey, l’un des avocats du Conseil de la Cité. C’était un homme sérieux et érudit, qui devait avoir mon âge, un partisan convaincu de la Réforme. Je le saluai. Il avait manifestement été mandé pour surveiller le déroulement de l’affaire, qui était importante pour la Cité.
« Heslop va fort vite en besogne, dit-il. Notre tour ne tardera guère. Bealknap est là. » Il me désigna du menton l’endroit où mon adversaire, impeccable dans sa robe noire, se trouvait à la barre avec d’autres avocats. Je me forçai à sourire et soulevai ma sacoche de mon épaule. « Je suis prêt. Attendez-moi ici, Barak. » Lequel regarda fixement mon compagnon et lança joyeusement : « Belle journée pour la chicane ! »
Je franchis la barrière de séparation, saluai les magistrats et pris place à la barre. Bealknap se pencha et je lui adressai un petit salut. Quelques minutes plus tard, l’affaire venant avant la nôtre se termina et les deux parties, dont l’une souriait et l’autre faisait triste mine, passèrent de l’autre côté de la barre. « Conseil de la Cité contre Bealknap », annonça un huissier.
Je commençai en disant que la fosse d’aisances, objet du litige, avait été mal construite et que les eaux usées qui filtraient dans les habitations mitoyennes constituaient une nuisance grave pour les locataires. Je soulignai le caractère fautif de l’aménagement de Bealknap. « Transformer les anciens monastères en habitations aussi dangereuses et insalubres va à l’encontre du bien commun et des ordonnances de la Cité », dis-je en conclusion.
Confortablement adossé à son fauteuil,
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