Les larmes du diable
m’intrigue : je peux comprendre que ceux qui ont manigancé tout cela aient tué les frères Gristwood pour s’emparer de la formule, puis l’aient gardée par-devers eux, peut-être pour la vendre à l’étranger quand les choses seraient calmées. Mais pourquoi s’en être pris au fondeur Leighton ? Pourquoi assassiner tous ceux qui sont liés à cette affaire ?
— Sans doute ont-ils tué Leighton juste pour s’emparer de l’appareil. Nous savons qu’ils n’ont aucun respect pour la vie humaine.
— Ils veulent votre peau. Cela n’a pas l’air de leur plaire que vous vous occupiez de cette affaire. »
Je fronçai les sourcils. « Est-ce simplement parce que je risque de découvrir qui tire les ficelles et paie ces coquins ? Ou parce qu’ils redoutent que j’apprenne quelque chose à propos du feu grégeois ? Est-ce pour cette raison que les livres ont disparu ? »
Les yeux de Barak s’écarquillèrent. « Vous ne persistez tout de même pas à prendre tout cela pour une imposture ! Pas après tout ce que vous avez vu et entendu ?
— C’est que j’y perçois quelques incohérences. Je dois aller à l’hôtel de ville pour y récupérer d’autres exemplaires de ces ouvrages. » Je pressai mes poings contre ma tête : « Morbleu ! il y a tant à faire.
— Cela me dépasse de voir que vous espérez trouver des indices dans une pile de vieux grimoires. » Il soupira. « Quatre suspects possibles : Bealknap et Rich, Marchamount et lady Honor. Surtout, interrogez-la sans faute.
— Je n’y manquerai pas », répliquai-je sèchement.
Barak me gratifia de son sourire sardonique. « Vous en tenez pour elle. Vous avez beau être un érudit, vous avez toujours la queue verte.
— Et vous la langue grasse. De plus, comme vous me l’avez déjà fait remarquer, cette dame est bien trop huppée pour moi. »
Je le regardai. Le soir où il était arrivé chez moi, il avait parlé d’une fille qu’il voyait, mais, hormis cela, je ne savais rien du rôle que les femmes jouaient dans sa vie. Elles devaient être nombreuses, malgré la peur du mal français qui régnait alors.
Il s’étendit sur le lit.
« Bealknap et Rich, répéta-t-il. Marchamount et lady Honor. Un ou plusieurs d’entre eux sont des assassins. Preuve que les gens de haut rang ne sont pas nécessairement des gens de bien, ce que je n’ai au reste jamais cru.
— L’idée de pouvoir se hausser jusqu’au rang de gentilhomme m’a toujours semblé un but honorable. Mais cet idéal sera peut-être réduit en poussière un jour, comme les espoirs qu’avait Érasme de voir naître un État chrétien. À cette époque de bouleversements, qui peut le dire ?
— Il y a des choses qui durent. Je vous avais promis de vous montrer certain objet, vous vous souvenez ?
— Quoi donc ? »
Il se remit sur son séant et déboutonna sa chemise. Sur son large torse, un bijou pendait au bout d’une chaîne en or. Ce n’était pas une croix, cela ressemblait plutôt à un petit cylindre. Barak passa la chaîne par-dessus sa tête et me tendit le tout. « Voilà. »
J’examinai le cylindre. Il portait une inscription gravée, presque effacée par l’usure. « Cela a été transmis de génération en génération dans la famille de mon père, dit-il. C’est censé avoir un rapport avec la religion juive. Mon père appelait ça une “mezza”. » Il haussa les épaules. « J’aime bien l’avoir sur moi, comme porte-bonheur.
— Beau travail d’orfèvrerie. Ce bijou a l’air très ancien.
— Les Juifs ont été expulsés il y a plus de deux siècles, n’est-ce pas ? L’un d’eux a dû garder cela après sa conversion et l’a transmis à sa descendance. En souvenir du passé. »
Je tournai l’objet entre mes mains. Malgré sa petite taille, le cylindre était creux, et fendu sur un côté.
« Mon père disait qu’on y mettait un minuscule rouleau de parchemin, et qu’on accrochait le tout à côté de la porte de son logis. »
Je le lui rendis : « C’est une pièce étonnante. »
Barak repassa la chaîne autour de son cou, se reboutonna et se leva. « Il faut que je parte, annonça-t-il.
— Et moi, que je me prépare. Bonne chance avec le comte. »
Tandis que la porte se refermait derrière lui, je me tournai vers la fenêtre et regardai mon jardin desséché. Les nuages étaient si bas que bien que la nuit fût encore loin la lumière était déjà crépusculaire. J’ouvris mon armoire et choisis mes plus beaux
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