Les larmes du diable

habits. Au loin, de l’autre côté de la Tamise, retentit un roulement de tonnerre.
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    12 . Chancery, le cheval de Shardlake, est en effet nommé d’après la cour de la chancellerie (Court of Chancery) .

21
    L a maison de lady H onor se trouvait dans Blue Lion Street, une rue partant de Bishopsgate. C’était une grande demeure à trois étages, avec une cour intérieure et une façade donnant directement sur la rue. Elle venait d’être somptueusement rénovée. Je compris pourquoi on l’appelait la Maison de verre. Des fenêtres aux vitres en losange avaient été installées sur toute la façade, et certaines des vitres centrales portaient les armoiries de la famille Vaughan : un lion rampant avec épée et bouclier, la quintessence des vertus martiales. Cependant, l’ensemble avait un caractère féminin.
    La porte d’entrée était ouverte et des domestiques en livrée attendaient à l’extérieur. En dépit de mes plus beaux habits, fort inconfortables au reste, je craignais d’avoir l’air d’un rustre, n’étant pas accoutumé à une aussi noble compagnie. Je fis sortir un peu plus la fraise de ma chemise de soie au-dessus du col de mon pourpoint pour en faire apparaître les broderies.
    J’étais venu au banquet monté sur Chancery. Mon vieux cheval paraissait remis de ses fatigues récentes et trottait assez allégrement. Quand je mis pied à terre, un laquais qui transpirait sous sa livrée prit les rênes. L’orage n’avait toujours pas éclaté, malgré les grondements du tonnerre et la vilaine teinte jaune qu’avaient pris les nuages.
    Un autre domestique s’inclina devant moi et me fit franchir la porte, traverser un vestibule richement décoré et pénétrer dans une grande cour intérieure sur laquelle s’ouvraient des fenêtres aussi grandes que celles de la façade. Des animaux héraldiques avaient été sculptés sur les murs, qui s’ornaient encore des armoiries des Vaughan. Au milieu de la cour se trouvait unefontaine, avec juste assez d’eau pour murmurer joyeusement. En face, une grande salle de banquet occupait tout le premier étage. On y entendait tinter joyeusement la vaisselle d’argent, tandis que les flammes des chandelles vacillaient derrière les fenêtres ouvertes, projetant des ombres sans cesse changeantes sur les gens qui circulaient à l’intérieur. Si lady Honor était mêlée à l’affaire du feu grégeois, ce n’était assurément pas par manque de pécunes.
    Le majordome me fit monter un large escalier et me conduisit dans une pièce où étaient disposés sur une table de larges bassins d’eau tiède ainsi qu’une pile de serviettes. Les bassins, je le notai, étaient en or.
    « Voulez-vous vous laver les mains, monsieur ?
    — Je vous remercie. »
    Trois personnes s’y employaient déjà : un jeune homme arborant l’écusson de la guilde des merciers sur son pourpoint, un homme plus âgé en robe ecclésiastique ; quant au troisième, qui affichait un grand sourire sur son large visage lorsqu’il leva les yeux, c’était Gabriel Marchamount. « Ah ! Shardlake, dit-il avec cordialité, j’espère que vous aimez le sucre. Il y en a toujours à profusion dans les banquets de lady Honor. » Il avait à l’évidence décidé de se montrer affable ce soir.
    « Je ne suis pas vraiment un bec sucré et je tiens à prendre soin de mes dents.
    — Je vois que, comme moi, vous avez encore toutes les vôtres, dit Marchamount en secouant la tête. Je trouve insupportable cette affectation qui pousse les femmes à se noircir délibérément les dents pour faire croire qu’elles ne mangent que du sucre le plus fin.
    — Une mode bien disgracieuse, en effet.
    — J’en ai entendu certaines dire que la douleur en valait la peine, si cela accroît la considération qu’on leur porte. » Il se mit à rire. « Les dames du rang de lady Honor, les dames de qualité, dédaignent ces stratagèmes. » Il s’essuya les mains, replaça à son doigt sa bague ornée d’une émeraude voyante, et tapota son ventre épanoui, sanglé dans un pourpoint de soie à poche ventrale. « Allons-y », dit-il en prenant une serviette sur une pile et en la jetant sur son épaule ; je l’imitai et nous passâmes dans la salle du banquet.
    La longue pièce avait un magnifique plafond ancien à blochets. Les murs étaient recouverts de tapisseries aux couleurs vives relatant l’histoire des croisades, dont on avait soigneusement effacé la tiare papale là où l’on