Les larmes du diable
de me faire ces reproches, dis-je à mi-voix. Je me suis inquiété desravages possibles du feu grégeois, mais je reconnais avoir été poussé par le désir d’appréhender les meurtriers et de retrouver ce qui avait été volé. Et de sauver Elizabeth Wentworth. À tout prix.
— Un prix trop élevé, peut-être. Vous en jugerez le moment venu, Matthew. C’est une décision à prendre devant Dieu. »
33
L a matinée touchait à sa fin lorsque nous regagnâmes la maison. J’ouvris doucement la porte d’entrée, espérant que nous pourrions monter à l’étage avant que Joan ait vu notre piteux état, mais, posé sur la table, je remarquai un message portant la grosse écriture ronde de Godfrey. Je brisai le sceau.
« Bealknap est rentré ! dis-je. Il est dans son cabinet. Dieu soit loué, j’avais craint qu’il ne fût — je ne finis pas la phrase.
— Alors, envoyons un message à Leman et allons à Lincoln’s Inn », dit Barak.
Juste à ce moment-là, Joan arriva de la cuisine, alertée par nos voix. Ses yeux s’écarquillèrent en nous voyant.
« Que s’est-il encore passé, messire ? dit-elle d’une voix qui tremblait un peu. En ne vous voyant pas rentrer hier soir, je me suis inquiétée.
— Il y a eu un grave incendie à Queenhithe, et nous avons été pris dedans. Mais nous sommes sains et saufs, Joan, dis-je d’une voix douce. Je vous demande pardon, il y a eu cette semaine beaucoup de remue-ménage.
— Vous paraissez épuisé, messire. Qu’est-il arrivé à vos cheveux, messire Barak ?
— Ils ont pris feu. J’ai l’air d’un monstre, pas vrai ? » Il lui adressa son plus charmant sourire. « J’aurais besoin qu’on me coupe le reste, pour éviter de faire peur aux enfants.
— Voulez-vous que j’essaie ?
— Vous êtes une perle entre toutes les femmes, dame Woode. »
Pendant que Joan allait chercher des ciseaux et montait avec Barak, j’écrivis à la hâte un message à Leman et envoyai Simon, qui ouvrait des yeux ronds, le porter à Cheapside. Puis je montai,refermai la porte de ma chambre et m’y adossai avec lassitude. Les réflexions de Guy concernant la nature de ma mission me revinrent en tête. Jusqu’alors, le train d’enfer que j’avais mené, l’inquiétude où j’étais pour moi-même et tous ceux qui se trouvaient mêlés à cette affaire m’avaient empêché de penser à autre chose qu’à démasquer les conspirateurs. Mais, si je réussissais, que se passerait-il ? Si la formule du feu grégeois me tombait un jour entre les mains, que ferais-je alors ? Je me rappelai les paroles de la malheureuse Bathsheba. Un complot contre lord Cromwell. Qu’avaient au juste projeté Michael et son frère, qui avait été interrompu par leur mort ? Je secouai la tête. Pour l’instant, je ne pouvais reculer et je devais aller affronter Bealknap dans sa tanière puisque l’occasion se présentait. Nous étions le cinq juin : il ne restait que cinq jours.
À Lincoln’s Inn, je laissai Barak et Leman dans mon cabinet, puis traversai la cour afin de me rendre à celui de Marchamount pour m’enquérir de lui. Malgré ma profonde réticence, il faudrait que nous ayons tous deux un entretien à propos de lady Honor lorsque j’en aurais fini avec Bealknap. Mais son clerc me dit qu’il se trouvait à Hertford pour une affaire à régler devant le juge itinérant, et qu’il ne rentrerait pas avant le lendemain. Je pestai intérieurement. Au moins, lors de ma précédente mission pour Cromwell, trois ans auparavant, j’avais toutes les parties à ma disposition dans l’enceinte du monastère. J’annonçai au secrétaire que je reviendrais le lendemain, et retournai rejoindre Barak et Leman. Tous deux m’attendaient en regardant Skelly recopier laborieusement la demande d’assignation de l’affaire Bealknap devant la cour de la chancellerie. Leman, qui semblait avoir plus d’assurance aujourd’hui, demanda si Bealknap était de retour.
« C’est ce que disait le message. Je vais vérifier auprès de mon confrère. » Leman eut un sourire mauvais qui révélait son désir de vengeance.
Je frappai à la porte de Godfrey et entrai. Il était debout devant la fenêtre, la mine soucieuse. Il m’adressa un sourire hésitant.
« Tu es venu voir Bealknap, Matthew ? Je l’ai vu entrer chez lui tout à l’heure.
— Parfait. Tout va bien, Godfrey ? »
Il tordait machinalement dans ses doigts l’ourlet de sa toge. « J’ai reçu une lettre du secrétaire.
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