Les larmes du diable
À eux au moins, la chaleur avait rapporté.
« Sommes-nous en avance ? demandai-je à Barak.
— Non, il est presque midi. »
J’arrêtai un passant. « Pardonnez-moi, messire, l’archevêque ne prêche-t-il pas ce midi ? »
L’homme secoua la tête. « Il prêche à l’intérieur. À cause des pendaisons de ce matin. » D’un mouvement de menton, il désigna le mur derrière moi. En me retournant, je vis qu’une potence de fortune avait été dressée. Il arrivait que des condamnés coupables de crimes particulièrement odieux fussent pendus dans le cimetière. « Un infâme sodomite, déclara l’homme. Le regard de l’archevêque ne doit pas être souillé par sa présence. » Il alla rejoindre la file de ceux qui attendaient au bas de l’escalier. Je jetai un coup d’œil au corps pendu et détournai rapidement le regard. C’était un jeune homme vêtu d’un méchant pourpoint. Personne n’était venu le tirer par les jambes. Comme Marchamount, il avait dû mourir lentement, en proie à la terreur. L’espace d’un instant, je me sentis cerné par la mort. Rassemblant mon courage, je suivis Barak, qui était déjà à la porte de la cathédrale.
St Paul’s Walk, à l’immense nef centrale surmontée de voûtes de pierre, était la plus grande merveille de Londres et, un jour ordinaire, les visiteurs de la campagne y auraient circulé, bouche bée, les yeux levés, tandis que coupeurs de bourses et catins les guettaient derrière les piliers. Mais, aujourd’hui, elle était presque vide. Plus haut dans la cathédrale, une grande foule entourait la chaire. Sous le tableau très coloré du Jugement dernier, où la Mort conduisait les ordres de l’État au paradis ou en enfer, que Cromwell n’avait pas encore fait enlever, prêchait un homme en aube blanche et étole noire. Barak prit une chaise et grimpa dessus pour regarder par-dessus les têtes assemblées, s’attirant le regard réprobateur de ses voisins.
« Vous voyez Rich ? demandai-je.
— Non, il y a trop de monde. Sans doute est-il dans les premiers rangs. Venez. » Il entreprit de se frayer un chemin à travers la foule, sourd aux murmures de protestations, et je me glissai dans son sillage. Plusieurs centaines de personnes étaient venues écouter le célèbre archevêque qui, aux côtés de Cromwell, avait présidé à tous les changements religieux depuis la rupture d’avec Rome.
Nous atteignîmes les premiers rangs, où des marchands en robe d’office et des courtisans se tenaient, la tête levée vers l’orateur. Barak lui-même n’osa pas bousculer ces gens-là. Il se haussa sur la pointe des pieds pour chercher Rich. J’examinai Cranmer, que je voyais pour la première fois. Contre toute attente, il avait un aspect fort peu impressionnant : petit et trapu, avec un long visage ovale et de grands yeux bruns qui paraissaient plus tristes qu’autoritaires. Devant lui, sur le lutrin, était ouvert un exemplaire de la Bible anglaise, dont il caressait les bords avec révérence.
« La parole de Dieu ! tonna-t-il. Chacun n’a besoin pour la comprendre que de savoir lire et écrire. Que dis-je, il suffit même de savoir l’écouter. Ainsi, chacun peut y accéder directement, sans le truchement d’un prêtre ni de momeries en latin. Comme il est dit dans le Livre des Proverbes, chapitre 30 : Chaque parole de Dieu est éprouvée, Il est un bouclier pour qui s’abrite en Lui. »
C’était un sermon d’inspiration fortement réformatrice. Si monseigneur Sampson, notoirement conservateur, avait prêché cette semaine comme prévu, il aurait mis l’accent sur l’obéissance et la tradition. Sampson, comme Cranmer, aurait utilisé un florilège de citations récoltées dans l’immense diversité des textes bibliques afin d’étayer ses positions. J’avais entendu dire que certains imprimeurs faisaient des index de citations à utiliser dans la discussion. Je songeai à l’étude patiente d’Elizabeth, qui s’était changée en rage fanatique contre Dieu, et me détournai. Où s’en est ma propre foi, me demandai-je. Où s’en est-elle allée ? Comment s’est-elle enfuie ?
« Le voilà », me chuchota Barak à l’oreille. Il se fraya de nouveau un chemin en s’excusant poliment. Tiens, pensai-je en le suivant, il peut être civil quand il veut. Au tout premier rang, entourés d’un petit groupe de leurs gens, se tenaient deux personnages luxueusement vêtus, Richard Rich et le grand chancelier Audley. Le beau
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