Les larmes du diable
commissures des lèvres et découvrit des dents blanches et régulières.
« Messire Shardlake, je vois que vous avez en main la décision du juge », dit-il. Il avait un ton aussi caustique que son expression, son accent était celui d’un homme du peuple.
« Que voulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? »
Il inclina brièvement la tête. « Jack Barak, à votre service, messire. C’est moi qui ai persuadé le juge de revenir sur sa décision à l’instant. Ne m’avez-vous pas vu me glisser derrière l’estrade du tribunal ?
— Non. »
Son sourire s’évanouit, révélant à nouveau la dureté de son visage. « Je suis au service du comte d’Essex. C’est en son nom que j’ai persuadé le juge de vous accorder un délai. La vieille ganache ne voulait pas, mais on n’oppose pas de refus à mon maître. Vous le savez.
— À Cromwell ? Mais pourquoi… ?
— Il désire vous voir. Il travaille à côté, aux Archives, et m’a demandé de vous y conduire. »
Mon cœur se mit à cogner sous l’effet de l’appréhension. « Pourquoi ? Que me veut-il ? Je ne l’ai pas vu depuis près de trois ans.
— Il a une mission à vous confier, messire. » Barak haussa les sourcils et fixa sur moi un regard insolent. « Deux semaines de sursis pour la fille, voilà vos honoraires, payés d’avance. »
6
B arak me conduisit d ’ un bon pas vers les écuries et je le suivis, le cœur cognant toujours dans ma poitrine, le visage crispé. Je savais que lord Cromwell était parfaitement capable d’intimider un juge. Mais il aimait que les formes soient observées et, assurément, il n’avait pas agi à la légère. De plus, le choix de Barak pour mener cette transaction était surprenant. À ceci près que, malgré son rang actuel de ministre principal, Thomas Cromwell, fils d’un aubergiste de Putney, se plaisait à travailler avec des hommes de basse extraction, pourvu qu’ils fussent intelligents et impitoyables. Enfin, que diable me voulait-il donc ? Sa dernière mission, trois ans auparavant, m’avait précipité dans une spirale de crime et de violence dont le seul souvenir me faisait frémir.
Le cheval de Barak était une superbe jument noire à la robe luisante. Il sortit au petit trot alors que je n’avais pas fini de seller Chancery, s’arrêta à la porte de l’écurie, et se retourna non sans impatience. « Sa Seigneurie souhaite vous voir ce matin, vous savez. »
Je l’examinai à nouveau en montant sur le marchepied pour me mettre en selle. Une carrure de lutteur, une lourde épée au côté ainsi qu’un poignard à la ceinture, un œil d’aigle où brillait l’intelligence et une grande bouche sensuelle faite pour l’ironie.
« Attendez un instant », dis-je en voyant Joseph traverser la cour à la hâte pour nous rejoindre, son visage rond rosi par l’exercice, le bonnet à la main. Lorsqu’il était revenu du privé, je l’avais informé que Forbizer avait changé d’avis, mais que j’ignorais pourquoi. « C’est que vous avez été persuasif, messire. Vos paroles ont ébranlé sa conscience. » Joseph était d’une naïveté à toute épreuve.
Il posa une main sur le flanc de Chancery et leva vers moi un visage souriant. « Il faut que je parte avec ce monsieur, Joseph, dis-je. Une autre affaire urgente m’attend.
— Encore un malheureux à sauver de l’injustice, n’est-ce pas ? Mais vous serez bientôt de retour ? »
Je regardai Barak, qui hocha discrètement la tête.
« Ne vous inquiétez pas, Joseph, je vous préviendrai. Vous savez, maintenant que nous avons le temps d’enquêter sur l’assassinat de Ralph, je voudrais vous demander de faire quelque chose pour moi, si vous le pouvez. Ce ne sera pas facile.
— Demandez-moi ce que vous voudrez, messire.
— J’aimerais que vous alliez demander à votre frère Edwin qu’il accepte de me recevoir chez lui. Dites-lui que je ne suis pas sûr qu’Elizabeth soit coupable et que je souhaite entendre sa version. »
Une ombre passa sur le visage de Joseph. « Il faut que je voie la famille, Joseph, lui expliquai-je avec douceur. Ainsi que la maison et le jardin. C’est important. »
Il se mordit la lèvre, puis hocha lentement la tête. « Je ferai de mon mieux. »
Alors que nous débouchions sur la rue, il me cria : « Je préviendrai Elizabeth. Je lui dirai que, grâce à vous, elle échappe au supplice de la presse ! » Barak me regarda et leva un sourcil sardonique.
Nous descendîmes l’Old Bailey
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