Les larmes du diable
Street. Les Archives se trouvaient non loin de là, juste en face de Lincoln’s Inn. C’était un ensemble complexe de bâtiments, autrefois le Domus Conversorum , où les Juifs qui voulaient se convertir au christianisme étaient instruits dans leur nouvelle religion. Depuis l’expulsion de tous les Juifs d’Angleterre plusieurs siècles auparavant, les bâtiments abritaient les archives de la cour de la chancellerie. Toutefois, un ou deux Juifs étrangers échoués par hasard en Angleterre et disposés à se convertir au christianisme y étaient encore hébergés de temps à autre. S’y trouvait aussi le bureau des six secrétaires, qui administrait la cour de la chancellerie. L’office de garde du Domus était toujours combiné à celui de vice-président de la cour de la chancellerie.
« Je croyais que lord Cromwell avait abandonné la vice-présidence de la Cour, dis-je à Barak.
— Il conserve un bureau aux Archives. Il y travaille quand il ne veut pas être dérangé.
— Si vous me disiez ce dont il s’agit ? »
Il secoua la tête. « Mon maître le fera lui-même. »
Nous montâmes Ludgate Hill. Il faisait encore chaud et les femmes qui apportaient des provisions à vendre en ville avaient la tête et le visage couverts pour se protéger de la poussière soulevée par les charrettes qu’elles croisaient. Je regardai en contrebas les toits de tuiles rouges de Londres et le large ruban luisant du fleuve. La marée était basse et la boue de la Tamise, marbrée de jaune et de vert par les déchets qui jour après jour se déversaient de la rive nord, était à découvert, comme une énorme tache. On prétendait que, récemment, on avait vu danser des feux follets sur les ordures et on se demandait avec inquiétude ce que cela augurait.
Je fis une nouvelle tentative afin d’obtenir des informations : « Votre maître doit avoir cette affaire à cœur. Forbizer n’est pas homme à se laisser facilement intimider.
— Il tient à sa peau, comme tous les hommes de loi. » J’entendis la pointe de mépris dans la voix de Barak et poursuivis : « Cela m’intrigue fort. » Je marquai une pause avant de demander : « Je risque des ennuis ?
— Pas si vous faites ce qu’on vous demande. Comme je vous l’ai dit, mon maître veut vous confier une mission. Venez. Il ne faut pas tarder. »
Nous arrivions à Fleet Street. Au-dessus des bâtiments monastiques de Whitefriars planait un épais nuage de poussière, car le grand couvent était en cours de démolition. Un échafaudage couvrait la loge d’entrée, dont des hommes détruisaient les sculptures au burin. Un ouvrier nous barra la route, tendant une main poussiéreuse.
« Halte-là ! messieurs », cria-t-il.
Barak fronça les sourcils. « Service de lord Cromwell. Fichez-moi le camp. »
L’homme s’essuya la main sur sa chemise sale. « Pardon, messire. Je voulais seulement vous prévenir qu’on va faire sauter la salle du chapitre, et que le bruit risque d’effrayer les chevaux…
— Écoutez… » Barak s’arrêta net. Une lueur rouge apparut au-dessus du mur, suivie d’une impressionnante explosion, plus forte qu’un coup de tonnerre. On entendit le bruit sourd de pierres qui s’écroulaient, accompagné d’applaudissements et de vivats, tandis qu’un nuage de poussière se déployait au-dessusde nous. Bien qu’elle parût fougueuse, la jument de Barak se borna à faire un écart en hennissant, mais Chancery poussa un cri strident et se cabra. Il m’aurait désarçonné si Barak n’avait tendu la main et saisi les rênes en disant d’une voix ferme : « Tout doux, tout doux. » Chancery se calma aussitôt et se remit d’aplomb. Il tremblait, et moi aussi.
« Ça va ? » demanda Barak.
J’avalai ma salive. « Oui. Merci.
— Sangdieu, quelle poussière ! » Le nuage, chargé de l’odeur âcre de la poudre, tournoyait au-dessus de nous et, en quelques instants, ma robe et le pourpoint de Barak furent constellés de petites particules grises. « Allons, partons d’ici.
— Je vous présente mes excuses, messieurs ! cria l’ouvrier d’un ton inquiet.
— C’est la moindre des choses ! lança Barak par-dessus son épaule. Pendard, va ! »
Nos chevaux étaient encore nerveux, agacés par la chaleur et les mouches, quand nous tournâmes dans Chancery Lane. Si je transpirais à grosses gouttes, Barak, lui, ne semblait pas affecté par la température. À mon corps défendant, je lui savais gré d’avoir réagi si
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