Les larmes du diable
Il se détourna pour conduire son cheval à travers la foule qui se pressait afin de franchir la porte de Ludgate.
Nous suivîmes Thames Street à petite allure à cause de la cohue de midi qui ralentissait notre avance. C’était l’heure la plus chaude de la journée, et Chancery était couvert de sueur. Je me rendis compte que j’avais grand-faim. Le soleil me brûlait les joues, et lorsqu’un tourbillon de poussière m’entra dans la bouche je me mis à tousser.
« Nous ne sommes plus bien loin, annonça Barak. Nous allons tourner en direction de la Tamise. »
Une idée m’était venue, qui m’inspira cette question : « Pourquoi Gristwood n’a-t-il pas cherché à entrer en contact avec Thomas Cromwell par le truchement de sir Richard Rich, le chancelier des Augmentations ?
— Il n’avait pas confiance en lui. Tout le monde sait qu’il est sans scrupule. Il aurait gardé la formule pour la monnayer lui-même, et aurait probablement renvoyé Gristwood par la même occasion. »
J’opinai. Sir Richard était un brillant avocat, un administrateur hors pair, mais on le disait plus cruel et cynique que quiconque en Angleterre.
« Le bruit court qu’il empoisonne le prieur Fuller à petites doses », lançai-je.
Barak haussa les épaules. « Allez savoir. C’est ici que nous tournons. »
Nous pénétrâmes dans un labyrinthe de ruelles descendant vers la Tamise, dont j’aperçus les eaux brunes sillonnées de bachots et de bateaux couverts à voiles blanches. Mais le vent qui soufflait du fleuve n’avait rien de vivifiant : la marée étant toujours basse, la boue chargée d’immondices cuisait au soleil.
Wolf’s Lane était une longue rue étroite bordée de vieilles maisons, en majorité des échoppes décrépites et des gîtes garnis. Devant l’une des maisons les plus spacieuses, j’avisai une enseigne aux couleurs vives montrant Adam et Ève debout de chaque côté de l’œuf philosophal, le vase clos légendaire dans lequel on pouvait transformer en or un vil métal. Une enseigne d’alchimiste… Je vis que l’endroit aurait eu grand besoin d’être entretenu : le plâtre tombait des murs et il manquait des tuiles au toiten surplomb. Comme beaucoup de maisons en torchis faites avec la boue de la Tamise, elle penchait nettement d’un côté.
La porte d’entrée était ouverte et je vis avec surprise qu’une servante très simplement vêtue se cramponnait des deux mains au chambranle comme si elle craignait de tomber.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Barak. Déjà saoule à une heure de l’après-midi ?
— Je ne crois pas », répondis-je. Un sinistre pressentiment m’avait brusquement envahi. En nous voyant, la femme poussa un cri perçant.
« Au secours ! pour l’amour de Dieu, aidez-moi. À l’assassin ! »
Barak sauta à terre et courut vers elle. J’accrochai prestement les rênes de mon cheval à une balustrade et me précipitai à la rescousse. Barak tenait la femme par les deux bras. Elle le fixait avec des yeux égarés et sanglotait bruyamment.
« Allons, ma fille, chuchota-t-il avec une douceur surprenante, qu’avez-vous ? »
Elle fit un effort pour se calmer. C’était une jeunesse aux joues rondes, une campagnarde, d’après son apparence.
« Le maître, souffla-t-elle. Oh ! mon Dieu, le maître… »
Le bois de la porte auquel elle s’était cramponnée si désespérément était éclaté et brisé. La porte elle-même avait été forcée et pendait sur un gond. À l’intérieur s’ouvrait un long couloir où était accrochée une grande tapisserie aux teintes passées représentant les Rois mages qui apportaient des présents à l’Enfant Jésus. Je saisis le bras de Barak : sur les joncs étalés par terre se détachaient des traces de pas. Rouge sombre.
« Que s’est-il passé dans cette maison ? » murmurai-je.
Barak secoua doucement la fille : « Nous sommes ici pour vous aider. Allez, dites-nous votre nom. »
Celui qui avait défoncé la porte était peut-être encore là. Ma main se crispa sur la dague pendue à ma ceinture.
« Je m’appelle Susan, monsieur, dit la fille d’une voix tremblante. J’étais partie faire le marché à Cheapside avec ma maîtresse et quand… quand nous sommes revenues, nous avons trouvé la porte dans cet état. Et à l’étage, mon maître et son frère — elle déglutit et regarda vers l’intérieur — Oh, Seigneur, monsieur…
— Où est votre maîtresse ?
— Dans la cuisine. » Elle
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