Les larmes du diable
peux pas monter là-haut », souffla-t-elle. Puis ses yeux s’écarquillèrent et sa voix dérapa dans les aigus : « Ne me forcez pas à remonter, pour l’amour du ciel, ne me forcez pas à les revoir ! » Elle se mit à sangloter, laissant échapper un hurlement désespéré comme celui d’un animal pris au piège. La servante la réconforta de nouveau.
« Je vais aller chercher tout cela », dis-je, honteux de m’être montré aussi cassant.
Je rassemblai donc les papiers et la bourse. La chaleur de l’après-midi exaltait l’odeur de la mort. En me relevant, je faillis glisser. Je regardai au sol, craignant d’avoir dérapé sur du sang, mais non : près du feu se trouvait une flaque d’un autre liquide, incolore, qui avait coulé d’une petite fiole de verre gisant sur le sol. Je me penchai et y plongeai le doigt, que je frottai. Le liquide était très fluide. J’inspirai. Pas plus d’odeur que de l’eau. Non sans hésitation, j’y hasardai le bout de ma langue. Aussitôt, un goût amer et piquant m’emplit la bouche, me faisant suffoquer et tousser.
J’entendis des pas dehors et m’approchai de la fenêtre, tamponnant ma bouche en feu. Barak était là, accompagné de six hommes portant la livrée de Cromwell, l’épée au côté. Je redescendis en hâte tandis qu’ils entraient dans la maison. Leurs pas lourds résonnèrent sur les lattes du plancher, ils se dirigeaient rapidement vers la cuisine. Susan poussa un petit cri. Les hommes étaient tous entrés dans la pièce, et dame Gristwood les regardait d’un air hostile. Barak vit les papiers que j’avais à la main. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il d’une voix coupante.
— Des papiers de famille et un peu d’or. Ils étaient dans le coffre en haut. Je suis allé les chercher pour les remettre à dame Gristwood.
— Montrez-les-moi. »
Je fronçai les sourcils en le voyant saisir les papiers. Le drôle savait donc lire. Il ouvrit la bourse et en examina le contenu.Satisfait, il posa l’or et les papiers devant dame Gristwood, qui les serra aussitôt contre sa poitrine. Barak me regarda.
« Avez-vous trouvé là-haut la moindre trace de la formule ?
— Je n’ai rien vu de tel. Si elle était dans le coffre, ils l’ont emportée. »
Il se tourna vers la veuve. « Savez-vous si votre mari et votre frère avaient en leur possession certain document contenant une formule sur laquelle ils travaillaient ? »
Elle secoua la tête avec lassitude. « Non. Ils ne me parlaient pas de ce qu’ils faisaient. Ils m’ont seulement dit qu’ils agissaient sur ordre de lord Cromwell. Je ne tenais pas à être au courant.
— Ces hommes vont devoir fouiller la maison de haut en bas, dit-il. Il faut absolument que nous trouvions ce papier. Après quoi, l’un d’eux restera auprès de vous. »
Elle le regarda fixement. « Nous sommes donc prisonnières ?
— Non, mais il faut vous protéger, madame. Il se peut que vous soyez en danger. »
Elle ôta sa coiffe et se passa les doigts dans ses cheveux gris. Puis elle regarda Barak, l’œil dur : « Et ma porte d’entrée ? N’importe qui pourrait s’introduire ici.
— On la réparera. Vous vous en occuperez, Smith, dit-il à l’un des hommes de la suite, un gaillard au visage rude.
— Oui, messire Barak. »
Il se tourna alors vers moi : « Le comte veut vous voir tout de suite. Il est parti chez lui, à Stepney. »
J’hésitai. Barak s’approcha. « C’est un ordre, dit-il à mi-voix. J’ai annoncé la nouvelle à mon maître. Il est fort contrarié. »
8
E n traversant de nouveau la C ité après notre passage dans cette maison silencieuse où la mort avait fait son œuvre, je me sentais à mille lieues de la cohue, du bruit et de la bousculade. Nous avions un long chemin en perspective, car la maison du comte d’Essex à Stepney se trouvait à bonne distance des murs de la Cité. Nous ne nous arrêtâmes que pour laisser passer une procession : un ecclésiastique en blanc conduisait un homme vêtu d’une haire, le visage frotté de cendres et portant un fagot sur le dos. Suivaient les paroissiens. Il devait s’agir d’un homme dont les opinions réformistes avaient paru hérétiques, mais qui s’était repenti ; le fagot et les cendres étaient là pour lui rappeler que le bûcher l’attendait s’il retombait dans ses erreurs. L’homme pleurait : peut-être s’était-il repenti, mais, en cas de rechute, ce seraient des larmes de sang que son
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