Les larmes du diable

à mon maître.
    — Je sais. Nous pourrons profiter de la matinée pour nous rendre à St Bartholomew, et j’essaierai de voir Joseph par la même occasion. Nous pourrons aussi tenter de nous rendre aux Augmentations. Ils ont tant de travail en ce moment là-bas qu’ils sont ouverts le dimanche. Pour une fois, je n’irai pas à l’église. Et vous ?
    — Dans ma paroisse, à Cheapside, il y a une telle cohue et tantd’allées et venues que le ministre du culte remarque à peine qui est là. »
    Satisfait d’avoir si rondement formulé mon plan d’action, j’adressai à Barak un petit sourire ironique pour me mettre à son diapason. « Ainsi, vous n’éprouvez pas le besoin de faire acte d’humilité devant Dieu et de demander pardon de vos péchés ? »
    Il haussa les sourcils. « Je sers le vicaire général du roi, et le roi a été sacré représentant de Dieu sur terre. Si c’est à son service que je m’emploie, comment pourrais-je faire autre chose que la volonté de Dieu ?
    — Croyez-vous vraiment ce que vous dites ?
    — À peu près autant que vous. »
    Je pris quelques fraises et passai le compotier à Barak, qui en mit la moitié dans son assiette en ajoutant de la crème. « Il y a lady Honor, poursuivis-je aussi.
    — En général, elle donne ces banquets sucrés le mardi. Si vous n’avez pas reçu d’invitation d’ici lundi, je demanderai à Sa Grâce de rafraîchir la mémoire de la dame. »
    Je le regardai sans broncher : « Toujours prêt à rendre service, hein ?
    — Ma foi…
    — Est-ce donc là votre rôle ? D’être mon assistant ?
    — Je dois en effet vous assister et vous faciliter les choses, répliqua-t-il aussitôt. Sa Grâce m’a chargé de cette mission. Je sais ce que j’ai à faire. Ne vous occupez pas de Grey. Ce vieux maniaque n’aime pas mes manières frustes, et il croit connaître les affaires de mon maître mieux que lui, mais ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’un scribouillard ! »
    Je refusai de me laisser distraire de mon propos. « Vous avez commencé par m’épier. »
    Il changea de sujet : « Cette affaire Wentworth est plus compliquée qu’il n’y paraît au premier regard, si vous voulez mon avis. Au procès, vous savez à qui elle m’a fait penser, cette fille ? À John Lambert sur son bûcher. Vous vous en souvenez ? »
    Hélas ! je ne m’en souvenais que trop. John Lambert avait été le premier prédicateur protestant à aller trop loin au goût du roi. Dix-huit mois auparavant, il avait été jugé comme hérétique pour avoir nié la transsubstantiation. Le procès avait eu lieu devant le roi en personne, siégeant en qualité de chef de l’Église, juge et inquisiteur, revêtu des vêtements blancs de la pureté théologique. Cela avait été le premier revers significatif pour la Réforme.
    « Un supplice particulièrement cruel, dis-je en regardant Barak avec attention.
    — Vous y avez assisté ?
    — Non. J’évite ce genre de spectacle.
    — Mon maître aime que ses partisans y aillent, pour montrer leur loyauté envers le roi.
    — Je m’en souviens. Il m’a forcé à assister à l’exécution d’Anne Boleyn. » Je fermai les yeux un instant pour chasser ce souvenir.
    « Le bûcher a brûlé lentement et, sous la chaleur, Lambert s’est mis à suer du sang. »
    La lueur de dégoût que je vis sur le visage de Barak me fut un soulagement. La mort par le feu était abominable, et à cette époque de délation tout le monde la redoutait particulièrement. Je frissonnai et me passai la main sur le front. Il était chaud, cuisant même : j’avais attrapé un coup de soleil.
    Barak posa les coudes sur la table. « La façon dont Lambert est monté au bûcher, la tête baissée, refusant de répondre aux insultes de la foule, m’a rappelé cette fille. Son attitude, surtout. Plus tard, bien sûr, il s’est mis à hurler.
    — Vous trouvez qu’Elizabeth avait l’air d’une martyre ?
    — Oui, fit Barak en hochant la tête. C’est le mot juste.
    — Mais pour quelle cause ?
    — Allez savoir. Quoi qu’il en soit, vous avez raison de vouloir parler à la famille. La réponse est là, j’en suis persuadé. »
    L’idée qu’Elizabeth avait un comportement de martyre ne m’était pas venue, mais elle sonnait juste. Je reportai les yeux sur Barak. En tout cas, il n’était pas sot. « J’ai envoyé Simon porter un message à Joseph lui demandant de venir ici à midi demain, dis-je en me levant. Ainsi, nous, nous pourrons