Les larmes du diable
Byzantins, et qui a été secrètement transmis d’un empereur à l’autre avant d’être finalement perdu. Je laisse aussi ce dernier baril de feu grégeois distillé, que j’ai rapporté d’Orient. Le secret a été retrouvé par un bibliothécaire de Constantinople lorsqu’il a remis de l’ordre dans les ouvrages pour les soustraire aux Turcs qui approchaient. Il m’a confié le baril et les papiers avant que nous ne fuyions la ville dans les vaisseaux envoyés par les Vénitiens. Je n’entends ni le grec ni le latin, et j’avais l’intention de consulter des alchimistes en Angleterre, mais ma maladie m’en a empêché. Que Dieu me pardonne, j’espérais faire un profit grâce à cette substance, et l’argent ne saurait m’aider à présent. Les frères disent que c’est la volonté de Dieu, car il s’agit d’un secret terrible qui pourrait apporter à notre malheureuse humanité ruine, malheur et effusions de sang. Il n’est pas surprenant qu’on ait nommé l’élément principal du feu grégeois « les larmes du diable ». Je laisse aux frères le soin de faire comme bon leur semblera, car ils sont proches de Dieu et de Sa Grâce.
Je reposai le testament. Ainsi les moines avaient caché les documents et la barrique, mesurant le danger potentiel de destruction qu’ils avaient entre les mains, et ne sachant pas que quatre-vingt-dix ans plus tard, le roi Henry et Cromwell les expulseraienttous de leur couvent. Assis là, j’eus une vision de la chute de Constantinople, cette tragédie majeure de notre époque, des soldats, officiers et citoyens fuyant la Cité condamnée, courant vers le port et les bateaux à destination de Venise parmi le grondement des canons et les cris des Turcs, à l’extérieur des murs.
Je ramassai le document et le reniflai. Il avait une odeur agréable, légère et un peu musquée. Intrigué, je tournai mon attention vers les autres papiers, sur lesquels je relevai la même odeur. Je fronçai les sourcils : elle ne ressemblait pas à l’encens et, assurément, ne venait pas d’une cave de couvent. Jamais je n’avais senti semblable parfum. Je reposai les documents, puis sursautai lorsqu’un papillon de nuit vint me heurter le visage. Le soleil rasait à présent les cimes des arbres du côté de Lincoln’s Inn Fields, où les vaches meuglaient au loin. Je me mis en devoir d’examiner les livres.
C’étaient pour la plupart des ouvrages grecs et latins relatant différentes histoires sur le feu grégeois. Je lus les vieilles légendes athéniennes de vêtements magiques qui s’enflammaient lorsqu’on les enfilait, les descriptions que faisait Pline d’étangs près de l’Euphrate d’où se déversait une boue inflammable. À l’évidence, les auteurs répétaient des récits antérieurs ; aucun n’avait la moindre idée de la composition du feu grégeois. Deux ouvrages d’alchimie discutaient de la question en termes de pierre philosophale, préceptes d’Hermès et analogies entre métaux, étoiles et créatures vivantes. Je les trouvai tout aussi incompréhensibles que le livre que j’avais pris dans l’atelier de Sepultus.
En dernier ressort, j’examinai le vieux parchemin que Cromwell m’avait montré dans son bureau, et qui représentait un navire crachant du feu grégeois. Je passai les doigts sur le bord déchiré du haut de la page. Voilà qui avait coûté la vie à Michael Gristwood. En me remémorant le corps baignant dans son sang, je frissonnai.
« Les moines auraient mieux fait de tout détruire », articulai-je tout haut.
J’entendis des pas et, levant les yeux, vis Barak approcher. Il regarda les parterres de fleurs. « Ça sent bon, ici. » Il fit un mouvement de tête pour désigner les documents épars autour de moi. « Alors ? Qu’avez-vous tiré de tout ça ?
— Pas grand-chose. Derrière ces discours confus, personne ne semble avoir une idée de ce qu’est réellement le feu grégeois. Quant aux ouvrages d’alchimie, ce ne sont qu’énigmes incompréhensibles et énoncés abscons.
— J’ai jadis essayé de lire un livre de droit, ça m’a fait le même effet, dit Barak en souriant.
— Guy saura peut-être y trouver un sens.
— Votre ami le moine noir ? Il est connu dans son quartier. Sangdieu, il a une drôle de tête.
— C’est un homme très érudit.
— Oui, c’est ce qu’on dit du côté de la Vieille Barge.
— Vous habitez là-bas ? » Je me souvins des volets qu’on avait fermés.
« Oui,
Weitere Kostenlose Bücher