Les larmes du diable
aller à l’embarcadère de bon matin. Il faut commencer notre journée tôt. Où se trouve l’endroit au juste ?
— En aval, au-delà de Deptford.
— Et maintenant, je voudrais regarder les papiers que vous avez. Pouvez-vous me les apporter ?
— Oui, répondit-il en se levant. Vous prenez l’affaire à bras-le-corps, à ce que je vois. Vous préparez votre plan d’action. Mon maître m’avait prévenu. Il m’a dit qu’une fois que vous entreprenez quelque chose vous allez jusqu’au bout. »
Le soir tombait lorsque j’emportai la sacoche de Barak dans le jardin. J’y avais beaucoup travaillé ces deux dernières années etj’allais souvent m’y asseoir pour profiter de son calme et de ses doux parfums. La disposition en était toute simple : des parterres de fleurs carrés divisés par des allées garnies de treillis et ombragées par des roses grimpantes. Pour moi, pas de parterre de broderie avec des dessins complexes de formes géométriques ou conçus comme des casse-tête. Des casse-tête, il y en avait suffisamment dans mon travail. Mon jardin était un lieu où je cherchais la tranquillité et l’ordre. L’ordre : j’avais cru autrefois que la Réforme pourrait l’apporter dans le monde, mais j’avais abandonné cet espoir depuis longtemps. Plus récemment, j’avais espéré que la paix de mon jardin m’offrirait un avant-goût de vie tranquille, loin de la capitale. Un rêve qui lui aussi me semblait très lointain à présent. Je m’assis sur un banc, heureux d’être enfin seul, et ouvris la sacoche.
Je passai deux heures à lire, tandis que le soleil sombrait peu à peu à l’horizon et qu’apparaissaient les premiers papillons de nuit, qui se précipitèrent d’un vol maladroit vers les chandelles allumées par Simon. Je regardai d’abord les papiers que Michael Gristwood avait pris au monastère. Il y avait là quatre ou cinq manuscrits enluminés par des moines copistes, donnant des descriptions fort vivantes de l’utilisation du feu grégeois. Parfois, on l’appelait le feu volant, parfois les larmes du diable, la langue du dragon, ou encore le feu noir. Cette dernière appellation m’intrigua. Comment le feu pouvait-il être noir ? Une curieuse image me vint en tête, celle de flammes noires jaillissant de charbons noirs. Absurde.
Une page en grec, déchirée, provenait de la biographie de l’empereur Alexis I er , qui régnait il y avait quatre cents ans.
Chacune des galères byzantines avait la proue équipée d’un tube terminé par une tête de lion en laiton doré, terrifiante à voir. Les soldats devaient faire jaillir du feu de la gueule ouverte du lion au moyen d’un appareil flexible. Les Pisans s’enfuirent, n’ayant jamais vu cet appareil et se demandant comment le feu, qui en général brûle vers le haut, pouvait être dirigé vers le bas ou latéralement, au gré de l’artificier qui dirige le jet.
Je reposai le papier. Qu’était-il advenu du mécanisme volé à Wolf’s Lane ? S’il était en métal, il devait être lourd ; les assassins étaient-ils venus avec une charrette ? Je me tournai vers un autre compte rendu, celui d’une flotte géante envoyée par les Arabes à l’assaut de Constantinople, et totalement détruite en 678 avantJésus-Christ par le feu volant, qui brûlait même sur la surface de la mer. Je reposai le document et regardai ma pelouse. Un feu qui brûlait vers le bas, qui pouvait brûler sur la mer même ? Je ne connaissais rien aux mystères de l’alchimie, mais, assurément, c’étaient là des choses impossibles.
Ensuite, je consultai l’unique document en anglais. Il était calligraphié avec une écriture ronde et maladroite.
Je soussigné Alan Saint-John, ancien soldat de l’empereur Constantin Paléologos de Byzance, rédige ce testament à l’hôpital St Bartholomew de Smithfields ce onze mars 1454.
L’année qui avait suivi la prise de Constantinople par les Turcs.
On me dit que je dois mourir et qu’il me faut confesser mes péchés, car j’ai eu toute ma vie la conduite brutale d’un soldat de fortune. Les frères de ce saint lieu m’ont soigné et réconforté lors de ces derniers mois, depuis que je suis revenu grièvement blessé après la chute de Constantinople. Or mes blessures se sont infectées à nouveau. La sollicitude des moines est une preuve de l’amour de Dieu, et c’est à eux que je laisse mes papiers, qui révèlent l’antique secret du feu grégeois, connu des
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