Les larmes du diable
regarda la jument noire d’un œiladmiratif. « Elle s’appelle Sukey, dit Barak. Occupe-toi bien d’elle et tu auras une pièce. » Il lui fit un clin d’œil. « Elle apprécie qu’on lui donne une carotte de temps en temps.
— Bien monsieur. » Simon salua et emmena les chevaux. Barak le regarda partir.
« Il ne devrait pas porter des chaussures ? Par ce temps sec, il va s’écorcher les pieds sur les pierres et les ornières.
— Il refuse d’en mettre. Pourtant, Joan et moi avons essayé de le convaincre.
— C’est vrai qu’au début elles font mal aux pieds, elles frottent. »
Joan apparut à la porte. Elle jeta un regard intrigué à Barak. « Bonsoir, monsieur. Puis-je vous demander comment s’est passé le procès ?
— Nous avons obtenu deux semaines de sursis pour Elizabeth, dis-je. Joan, je vous présente messire Jack. Il va loger quelque temps chez nous, afin de m’assister dans une nouvelle affaire pour le compte de son maître. Pourriez-vous lui préparer une chambre ?
— Oui, monsieur. »
Barak lui adressa un salut et un sourire, aussi charmeur que ceux dont il m’avait gratifié étaient insolents. « Messire Shardlake ne m’avait pas dit que sa femme de charge était aussi jolie. »
Le visage rond de Joan s’empourpra et elle repoussa quelques cheveux gris sous sa coiffe : « Oh, monsieur, voyons… »
J’en restai bouche bée, stupéfait que ma brave femme de charge soit sensible à ces fadaises, mais elle avait toujours le rose aux joues lorsqu’elle fit entrer Barak dans la maison. Elle le conduisit au premier et je l’entendis annoncer : « Cette chambre n’a pas été utilisée depuis longtemps, monsieur, mais elle est propre. »
Je passai dans le salon. Joan avait ouvert la fenêtre, et la tapisserie sur le mur illustrant l’histoire de Joseph et de ses frères frémissait doucement sous la brise tiède. Il y avait sur le sol une brassée de joncs frais qui couvrait l’odeur piquante de l’armoise dont Joan s’était servie pour repousser les mouches.
Je me rappelai que je devais envoyer un mot à Joseph pour lui fixer un rendez-vous et montai l’escalier afin de gagner mon bureau. En passant devant la chambre de Barak, j’entendis Joan caqueter comme une vieille poule à propos des couvertures. Cette pièce avait jadis été occupée par mon ancien assistant, Mark. Je secouai la tête, frappé par la façon inattendue dont tournait la roue de la fortune.
Joan servit le souper de bonne heure. C’était jour de poisson, et il y avait des truites, suivies d’un compotier de fraises. Le beau temps de ce printemps les avait fait mûrir en avance. Barak me rejoignit à table et je dis le benedicite , ce que je ne faisais plus lorsque j’étais seul. Bénissez-nous, Seigneur, ainsi que la nourriture que nous allons prendre. Amen. Barak ferma les yeux et pencha la tête. Il la releva dès que j’eus prononcé le dernier mot, et entama allégrement son poisson, portant la nourriture à sa bouche avec son couteau, ce qui était fort mal élevé. Je me demandai quelles étaient ses opinions religieuses, si tant est qu’il en eût.
Il interrompit le fil de mes pensées. « Je vous donnerai ces livres et ces papiers tout à l’heure, dit-il. Vertudieu ! c’est une curieuse lecture.
— Et il faut que je réfléchisse à la marche à suivre », dis-je. L’heure était venue de prendre les rênes de cette affaire. « Récapitulons. La première personne concernée, dans l’ordre chronologique, c’est le moine bibliothécaire. » J’énumérai les noms sur mes doigts. « Puis les Gristwood sont allés voir Bealknap, qui à son tour est allé voir Marchamount, et Marchamount a prévenu lady Honor, qui a prévenu Cromwell. Cela fait donc trois personnes. Nous pouvons éliminer le moine comme partie prenante dans cette affaire.
— Pourquoi ?
— Parce que quelqu’un a engagé deux impitoyables malfaiteurs pour assassiner les Gristwood. Je vois mal lady Honor ou l’un des deux avocats en train de charger, la hache au poing. Certes, l’un des trois peut avoir engagé des hommes de main, mais un moine pensionné ne pourrait réunir une aussi forte somme. Il n’empêche, je tiens à lui parler, car il a assisté à la découverte du liquide et de la formule. Je verrai Bealknap et Marchamount demain à Lincoln’s Inn, au déjeuner. En l’honneur du duc de Norfolk », ajoutai-je.
Barak fit une grimace de dégoût. « Ce gueux. Il voue une haine violente
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