Les larmes du diable
retarder. » Il se leva et me salua.
Je souris intérieurement à la manière dont il avait pris l’initiative de mettre fin à l’entretien. Mais, en croisant son regard, j’y avais perçu à nouveau de la peur.
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11 . Il s’agissait d’une chaire en plein air où les prédicateurs s’adressaient à la foule, notamment pendant la Réforme. Elle fut détruite en 1643.
12
D ans la cour du collège , des avocats en robe noire convergeaient vers la Grande Salle. Parmi eux, j’aperçus Bealknap, seul comme d’habitude, car il avait peu d’amis, si tant est qu’il en eût un, mais semblait ne pas s’en soucier. Il était trop tard pour lui parler, il me faudrait attendre que le repas soit passé. En rejoignant la foule qui entrait dans la salle, je vis Godfrey devant moi et lui tapai sur l’épaule.
Lincoln’s Inn avait son visage des jours de fête. Sous la charpente à blochets, les peintures aux riches couleurs resplendissaient aux lueurs d’une multitude de chandelles. Les lattes sombres du plancher luisaient d’encaustique. Un fauteuil ressemblant à un trône attendait le duc au centre de la table d’honneur, à l’extrémité nord de la Grande Salle. D’autres longues tables, dressées avec la plus belle argenterie du lieu, avaient été disposées à angle droit de la table principale. Les convives cherchaient leurs places ; quelques étudiants en toge courte enfilée par-dessus des pourpoints aux couleurs vives, et qui avaient été choisis parmi les fils de famille, prenaient les places les plus éloignées de la table d’honneur. Les plus proches étaient réservées aux sergents, transpirant sous leur coiffe blanche nouée autour de leur visage. Entre les deux se trouvaient les avocats frais émoulus et les doyens.
Comme nous appartenions à cette dernière catégorie, Godfrey et moi avions le droit de nous asseoir à côté des sergents ; à ma grande surprise, je vis Godfrey se frayer un chemin afin de se trouver le plus près possible du duc. Je m’installai à côté de lui. Mon autre voisin était un vénérable membre du barreau nommé Fox. Comme il ne se lassait jamais de le répéter, il avait été étudiant à Lincoln’s Inn sous le règne du roi Richard III et avaitvu le Collège sortir de terre. Alors que nous nous installions, j’aperçus Bealknap en grande discussion avec l’un de nos confrères pour savoir qui occuperait le siège en face de moi. Malgré ses quinze ans de pratique, Bealknap n’avait pas été inscrit au barreau à cause de sa réputation douteuse. Ce qui ne l’empêchait pas d’argumenter avec virulence afin d’occuper cette place. L’autre, membre du corps des doyens, trouvant sans doute cette discussion indigne de lui, céda son siège à Bealknap, qui le prit avec un sourire de satisfaction.
Un domestique frappa le sol d’un coup de bâton et tout le monde se leva à l’entrée des dignitaires du collège. Au milieu des robes noires, on remarquait un homme vêtu de l’écarlate des pairs du royaume, avec un large col blanc bordé de fourrure : Thomas Howard, second duc de Norfolk. Je fus surpris par sa petite taille. Par son âge aussi : sous le grand chapeau orné de pierreries, le visage était profondément ridé et les longs cheveux, gris et rares. S’il avait porté des vêtements ordinaires, personne ne l’aurait remarqué tant son aspect était insignifiant. Sa suite se composait d’une douzaine de personnes portant la livrée rouge et or des Howard, qui allèrent se poster le long des murs.
Les dignitaires saluèrent en souriant et conduisirent le duc à sa place. Marchamount s’assit à la table d’honneur. Il ne faisait pas partie des notables du collège, mais, d’après ce qu’il m’avait dit, il avait joué un rôle important dans l’organisation de ce repas. Il souriait à la foule, manifestement dans son élément. Je me demandais quel était son degré d’intimité avec le plus grand ennemi de Cromwell et de la Réforme. Curieux, j’examinai le visage marqué du duc. Il était très dur ; sous le nez proéminent, la bouche mince était pincée en une ligne sévère. De petits yeux noirs, vifs et calculateurs, inspectaient la foule. Son regard croisa un instant le mien et je baissai les yeux.
On apporta le premier service, un plat fumant de légumes découpés en forme d’étoiles et de demi-lunes, nappés d’une sauce au vinaigre et au sucre, et accompagnés de viande froide. Puisque c’était un repas
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