Les larmes du diable
de fin d’après-midi, il ne fallait pas s’attendre à des agapes spectaculaires, comme pour un souper, mais la préparation des mets avait été fort soignée. Je me tournai vers Godfrey.
« Le contenu de l’assiette mérite presque autant d’attention que l’assemblée, soufflai-je.
— Cette assemblée prime tout », dit-il en fixant le duc. Une mine amère avait remplacé l’expression habituellement aimable de mon ami.
« Il vaudrait mieux qu’il ne te surprenne pas à le regarder ainsi », chuchotai-je, mais il haussa les épaules sans baisser les yeux. Le duc parlait au trésorier, le sergent Cuffleigh.
Je l’entendis dire de sa voix grave : « Nos défenses ne sauraient résister à un assaut combiné des Français et des Espagnols. »
Cuffleigh sourit. « Peu d’hommes ont autant d’expérience militaire que vous, Votre Grâce. Vous avez pilonné nos ennemis les Écossais à Flodden.
— Je ne crains pas d’attaquer. Encore faut-il que l’équilibre des forces soit favorable. Lorsque j’ai affronté les rebelles au nord il y a trois ans, je n’avais pas assez d’hommes. Le roi et moi les avons convaincus avec de bonnes paroles de renvoyer leurs troupes. Après quoi, nous les avons massacrés. » Il eut un sourire froid.
Marchamount se pencha : « Mais nous ne pouvons faire de même avec les Français ou les Espagnols.
— Je ne pense pas, non, intervint Cuffleigh d’une voix hésitante.
— Voilà pourquoi nous avons besoin de la paix. Une mauvaise alliance avec des factions allemandes en perpétuel désaccord ne nous servirait à rien. »
Le vieux Fox se pencha vers moi : « Je vois que Sa Grâce parle au trésorier, dit-il. Vous saviez que Thomas More avait refusé ce poste et qu’il a dû payer une amende d’une livre ? Ah, le roi a requis un châtiment plus sévère lorsque More a refusé de reconnaître Nan Bullen comme reine.
— Notre confrère Cuffleigh paraît un peu inquiet, dis-je pour détourner l’attention de Fox avant qu’il ne commence à dévider ses souvenirs de l’époque de More.
— Cuffleigh est partisan de la Réforme, et le duc adore provoquer ceux de son espèce. » Traditionaliste lui-même, Fox parlait avec satisfaction.
Le duc fixait le trésorier avec un regard froid.
« Non, il n’y a pas que les apprentis. Même les femmes sans cervelle s’imaginent qu’elles peuvent lire la Bible à présent, et comprendre la parole de Dieu ricana-t-il.
— C’est autorisé, Votre Grâce, répondit Cuffleigh, mal à l’aise.
— Pas pour longtemps. Le roi envisage de restreindre aux chefs de famille le droit de lire la Bible. Moi, j’irais même plus loin et je ne donnerais ce droit qu’au clergé. Je ne l’ai jamais lue et ne la lirai jamais. »
Tous les convives des tables proches de la table d’honneur quientendirent les paroles du duc le dévisagèrent, certains d’un air approbateur, d’autres avec le visage crispé. Il laissa son regard dur et brillant courir sur l’assemblée et eut un sourire cynique.
Avant que j’eusse pu l’en empêcher, Godfrey s’était levé. Tous les convives se tournèrent vers lui. Il prit une grande inspiration, regarda le duc bien en face et déclara d’une voix forte : « La parole de Dieu est faite pour être lue par tous, car elle apporte la plus douce des lumières, celle de la vérité. »
Sa voix résonna et se réverbéra dans toute la Grande Salle. Les yeux s’écarquillèrent. Norfolk se pencha, posant le menton sur une main chargée de bagues et regarda Godfrey avec un amusement glacial. Je tirai sur la manche de mon ami et essayai de le faire se rasseoir, mais il me repoussa.
« La Bible nous arrache à l’erreur, elle nous conduit à la vérité et nous rapproche de Jésus-Christ », poursuivit-il. Deux étudiants applaudirent, jusqu’à ce que les regards furibonds des dignitaires les réduisent à un silence circonspect. Godfrey rougit, comme s’il venait de se rendre compte de son impardonnable audace, mais il poursuivit : « Même si je devais mourir pour mes convictions, je me lèverais dans ma tombe pour proclamer à nouveau la vérité. » Puis, à mon grand soulagement, il se rassit.
Le duc se leva : « Non, monsieur, vous ne le feriez pas. Vous rôtiriez en enfer avec les autres hérétiques luthériens. Prenez garde, monsieur, de ne pas perdre la tête à cause de votre langue, et de ne pas être jeté dans la fosse avant l’heure. » Il se rassit, se pencha vers
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