Les Lavandières de Brocéliande
planches,
Un bouchon de paille sous la tête,
Cinq pieds de terre par-dessus,
Voilà tous les biens qui nous restent en ce monde.
Le deuxième jour, les femmes avaient peigné et lissé la chevelure de la défunte, avant de la parer de sa plus belle coiffe, de sa collerette et de sa guimpe. Puis elle lui avait passé une longue chemise blanche et avait rabattu le drap jusqu’à mi-corps, afin de laisser le buste et le visage dégagés. Ses mains, jointes paume contre paume, reposaient sur le linceul. Un chapelet était enroulé autour des poignets.
La pendule avait été arrêtée, le miroir situé au-dessus du buffet voilé et les récipients d’eau soigneusement vidés, afin que l’âme de la morte ne vienne pas s’y noyer une seconde fois. En revanche, il ne fallait ni balayer le sol ni épousseter les meubles, de crainte de chasser par mégarde l’ anaon , l’âme en peine, qui en Bretagne peut se nicher dans les plus petites choses. Il fallait toutefois laisser la contre-porte de l’ usset ouverte pour que l’ anaon ne demeure pas prisonnier de la maison et puisse s’en aller lorsque l’heure serait venue.
Le soir, l’âtre avait tout spécialement été garni d’un grand feu qui ne devait servir ni à chauffer la maison ni à cuire des aliments. C’était le feu de l’ anaon , destiné à la purification de l’âme afin de lui épargner les flammes de l’enfer ou celles, à peine moins brûlantes, du purgatoire.
La veille de l’enterrement, un représentant de chaque famille du village était venu présenter ses derniers respects à la morte et ses condoléances à la mère, en prenant garde de ne pas emprunter le chemin carrossé, de peur de croiser quelque âme errante. Ils s’étaient agenouillés l’un après l’autre devant le corps avant de l’asperger avec un morceau de buis trempé dans un bol d’eau bénite. Puis ils s’étaient restaurés en silence de crêpes et de bolées de cidre, ainsi qu’il était d’usage. Ces collations étaient interrompues à chaque heure par de longues prières, litanies, grâces et oraisons débitées par le père Jean, relayé par les ensevelisseuses, et ce jusqu’à ce que minuit eût sonné.
Parmi les mets offerts aux vivants se trouvait également du miel, car l’on disait que l’odeur du miel était douce à l’ anaon et que son goût lui servait de viatique dans son long voyage vers l’au-delà. Lorsque le douzième coup résonna au carillon de l’église, une petite mouche, improbable apparition en cette saison, sortit des lèvres blanches d’Annaïg et allase percher sur le rebord du pot de miel. Les ensevelisseuses poussèrent des exclamations : c’était là le signe que l’âme avait définitivement quitté le corps de la défunte pour se gorger de miel avant d’entamer son périple. C’était également le signal marquant la fin de la veillée mortuaire.
La mise en bière avait eu lieu le jeudi matin. Pour conduire Annaïg à l’église, on apprêta une charrette recouverte de branches de saule courbées en arceaux et surmontées d’un drap blanc de façon à former un dôme au-dessus du cercueil. La charrette était tirée par un cheval entièrement noir, jusqu’aux sabots qui avaient été cirés en signe de deuil. Le cheval lui-même était mené par le père Jean qui marchait à ses côtés, le tenant par la bride. Sur le trajet que suivait le convoi, les villageois tendaient l’oreille pour déceler si les roues de la carriole tournaient sans effort ou bien grinçaient. Dans le premier cas, l’âme de la défunte irait tout droit au paradis. Dans le second, elle serait plongée dans les souffrances du purgatoire. De même, ils redoutaient que la monture ne s’arrête en chemin, devant telle ou telle maison. Ce serait en ce cas un avertissement : la mort viendrait prochainement visiter le logis devant lequel le cheval avait bronché. Si la charrette croisait une croix ou un calvaire, il fallait y cogner l’extrémité du cercueil, afin que les portes du paradis s’ouvrent toutes grandes pour l’âme de la morte.
Les villageois vêtus de noir se tenaient debout au bord du chemin, tête nue, inclinée vers le sol, ou bien à genoux. Personne n’aurait osé assister au passage du convoi funèbre depuis le pas de sa porte ou de la fenêtre de son habitation. Ce manque de respect aurait pu être mal pris par la défunte qui immanquablement serait revenue se venger d’eux en hantant leurs chaumières.
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