Les Lavandières de Brocéliande
Car les morts, lorsqu’on ne lestraitait pas avec les égards qui leur étaient dus, pouvaient s’avérer plus mauvais encore que les vivants.
Pour une fois, l’église de Concoret était pleine. La messe d’enterrement avait attiré ceux que la foi ne parvenait plus à déplacer jusqu’à cette antichambre des cieux. En Bretagne, on craint la mort presque autant que Dieu. Plus encore, parfois. Et le spectacle de la mort des autres n’est que le reflet de la sienne à venir. Il en est l’intersigne.
Dahud trônait au premier rang. Elle était la seule famille de la défunte, la seule famille connue en tout cas, et nul ne se serait avisé de lui disputer ce statut en s’asseyant à ses côtés. Elle se trouvait seule, à trois pas de l’autel, veillant sur le pauvre cercueil de sapin où reposait sa fille. Derrière elle se tenaient Gwenn et les autres lavandières : Fanchon, Nolwenn, Margarit et Louison, ainsi que Yann Luzel. Après eux s’étaient entassées les vieilles bigotes habituelles, qui pour rien au monde n’auraient manqué une messe de funérailles. Elles en étaient friandes comme d’un divertissement trop rare, un drame dans lequel elles tiendraient un jour le premier rôle. Puis venaient ceux qui ne pénétraient dans l’enceinte sacrée qu’aux baptêmes, aux mariages et aux enterrements, ces trois grands rendez-vous de la tragédie humaine auxquels nul ne pouvait se soustraire. Les hommes s’étaient bien fait un peu tirer l’oreille, car ils étaient moins portés aux choses spirituelles que leurs épouses, mais l’identité et l’âge de la défunte les avaient décidés. Ils auraient sans doute boudé les obsèques d’une vieille bique centenaire. Mais une jeune et fraîche jeune fille noyée au lavoir méritait qu’on l’accompagne jusqu’au dernier instant. Même Erwann, Léonard et le père Levasseur, ces trois mécréants qui ne fichaient jamais les pieds à l’église, avaient tenu à saluer la mémoire de la petite Le Borgne.
Ce qui avait surpris tout le monde, c’était la présence de la famille Montfort. Ces nobles étaient peu accoutumés à frayer avec les gens du peuple et n’assistaient qu’aux funérailles des membres de leur propre clan. Pour quelle raison étaient-ils venus honorer la mort d’une simple lavandière ? Cela était tellement inattendu qu’on ne savait dire si cet acte devait être porté à leur crédit ou bien au contraire s’il représentait une sorte de transgression.
Les occupants de Ker-Gaël avaient toutefois eu la décence de s’installer au dernier rang, au fond de l’église, mais on ne voyait qu’eux. Le baron Hubert de Montfort et sa patte folle, qui avait laissé son chien à l’entrée de l’édifice, comme un noir gardien, son épouse Françoise, si douce et effacée, à ses côtés, ainsi que leur fils unique, le fringant Philippe, accompagné d’une jeune fille qu’on n’avait encore jamais vue au village, mais dont les mieux informés connaissaient l’identité : il s’agissait de Rozenn Le Bihan, la fille du notaire de Mauron. Certains avaient d’ailleurs déjà eu vent de la présence de la jeune fille au château, par l’intermédiaire du gendarme Gaillard qui avait fait une autre révélation : Rozenn et Philippe étaient fiancés. Si la fille du notaire ne s’était jamais montrée publiquement, c’est parce qu’elle avait été souffrante, paraît-il. Depuis le décès d’Annaïg, étrangement, elle allait mieux. On l’avait vue, deux jours plus tôt, dans une voiture décapotable blanche conduite par le commandant allemand du camp militaire du Point-Clos. Cette promenade frisant l’inconvenance avait presque autant fait jaser que sa venue à l’église.
Le père Jean apparut et prononça les prières des morts, tandis que l’assistance tout entière se levait. Puis, d’un geste de la main, il fit signe que l’on pouvait se rasseoir. D’une voix tremblante d’émotion, il se tourna vers le cercueil ets’adressa directement à la défunte, comme si elle pouvait encore l’entendre :
– Annaïg, le fil fragile de ta vie a été rompu brutalement. Tu es une fleur que l’on a arrachée de terre avant même qu’elle n’ait eu le temps d’exhaler tous ses parfums. Une jeune fille laborieuse et fidèle, qui aurait dû connaître le soutien d’un homme, l’amour d’un enfant, la sécurité d’un foyer. Tu as rejoint ton Créateur avant que ton heure n’ait sonné et nous sommes
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