Les Lavandières de Brocéliande
éprouvée comme cela. Rentre chez toi. Je prierai pour toi cette nuit. Et je compte sur ta présence, demain, à l’église. Tu recevras la communion. Et les saints exauceront tes prières. À présent, va, mon enfant. Dieu est avec toi…
Le recteur fit un signe de croix sur le front de la jeune fille puis, après l’avoir serrée dans ses bras, la reconduisit jusqu’à la porte.
Annaïg se retrouva dans la nuit emplie de ténèbres.
17
Dahud somnolait, la tête et les deux bras posés sur la table où trônait encore la bouteille d’eau-de-vie à demi vide. Sa respiration était lourde, entrecoupée de ronflements. Après le départ d’Hubert, elle n’avait pas eu le courage de se lever pour aller s’étendre dans le lit clos. Alors elle était restée assise là, à boire des petits verres de lambig , les yeux dans le vague. Perdue dans ses souvenirs.
Le retour d’Annaïg la réveilla en sursaut. Se redressant brusquement, elle s’efforça de retrouver une allure convenable, clappant des lèvres pour assouplir sa bouche empâtée par l’alcool, écarquillant les yeux pour les accommoder à la lumière.
Elle mit quelques secondes avant de reconnaître sa fille qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Bien qu’elle ignorât combien de temps avait duré son sommeil embrumé, elle accueillit Annaïg par une réprimande :
– C’est à cette heure-ci que tu rentres ?
Puis, constatant que la jeune fille avait les mains vides :
– Et ton panier ? Où l’as-tu encore fourré ? Où sont les plantes que je t’ai envoyé chercher ?
– Je l’ai oublié au doué , répondit Annaïg, hésitante.
– Mais qu’est-ce que tu fichais au doué ? s’emporta Dahud, ravie d’avoir une raison de sermonner sa fille. C’est pas un lieu pour se promener la nuit, surtout une nuitpareille… Tu le sais bien, pourtant. Je te l’ai pas dit assez souvent ?
Tout en l’admonestant, Dahud dodelinait de la tête, comme si elle avait du mal à se tenir droite. Son visage était rouge et bouffi et sa coiffe tombait de travers, révélant des cheveux gris qui pendaient sur son front comme des paquets d’étoupe. Annaïg remarqua la bouteille entamée, les deux verres vides. Sa mère ne buvait pas régulièrement, mais lorsqu’elle s’y mettait, elle ne savait pas s’arrêter. C’était comme si elle cherchait à noyer ses fantômes. Dans ces occasions-là, elle était encore plus méchante que d’habitude.
La jeune fille savait qu’il était inutile de la raisonner quand elle se trouvait sous l’emprise de ses démons. La meilleure tactique consistait à la laisser déballer ses reproches et cuver ses rancœurs. Une fois la crise passée, la lavandière revenait progressivement à son état normal, ayant tout oublié des paroles ou des actes que lui avait inspirés son aliénation momentanée. Annaïg devait-elle agir comme elle le faisait d’habitude ? Ignorer les radotages de sa mère ? L’aider à s’étendre sur le lit clos avant d’aller se coucher à son tour ? Jouer, une fois de plus, l’indifférence et le dédain ?
Mais elle avait promis au père Jean de tout dire à sa mère. Elle ne voulait pas décevoir le brave homme qui, en ce moment même, devait prier pour elle et qui, demain matin, l’attendrait à la messe. La litanie des saints suffirait-elle à provoquer cette intercession spirituelle qu’avait évoquée le prêtre ? Dans l’abattement où elle se trouvait, Annaïg était disposée à y croire. Elle avait la foi du désespoir, celle qui s’accroche à n’importe quelle idée, si irrationnelle ou illusoire soit-elle. Elle qui jusqu’alors se moquait de tout voulait croire aux miracles, à la magie de la prière. Elle devait se confier à sa mère, même si celle-ci avait buquelques verres de trop et n’avait plus les pensées claires. Et elle devait le faire maintenant.
Annaïg vint s’asseoir sur le banc en face de Dahud, à la place même où s’était tenu Hubert quelques heures plus tôt. Elle ferma les yeux un instant, serrant ses mains jointes posées sur la table, afin de trouver en elle la force nécessaire, puis se mit à balbutier :
– J’étais au doué … pour retrouver Philippe.
Elle sentit qu’elle en avait déjà trop dit. Risquant un regard en direction de sa mère, elle nota que celle-ci l’observait fixement, les lèvres pincées. On eût dit que son ivresse s’était évaporée d’un coup, à la seule annonce de ce
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