Les Lavandières de Brocéliande
s’interrompit brusquement. La bouche ouverte, la pipe fumante dans son poing recouvert de poils noirs, il vit avec étonnement les jeunes lavandières déboucher sur la place en poussant des hurlements perçants, comme si elles venaient de croiser le diable. Le choc de leurs sabots sur le sol résonnait comme une cavalcade de chevaux fous. Dans sa hâte et son affolement, Fanchon avait perdu sa coiffe. Ses cheveux jaune paille, trempés par la pluie maligne de novembre, ruisselaient sur son casaquin. Margarit avait les joues rouges et luisantes de sueur et ahanait comme un soufflet de forge.
– Ben, qu’est-ce qu’i vous prend, mes garcettes 3 ? les harangua le marchand de charbon de sa voix bourrue. Vous devriez pas être au doué , à c’t’houre ?
– C’est affreux ! s’égosillait Margarit en se tordant les mains. Le doué , il est maudit ! La mort… La mort…
– Qu’est-ce que tu racontes ? intervint Erwann d’un air sévère. C’est pas un mot à dire tout haut, même à la Toussaint, ça peut la faire venir.
– Elle est déjà venue ! renchérit Nolwenn, les yeux exorbités. Annaïg… Annaïg…
Elle ne put finir sa phrase, la gorge nouée par l’émotion.
Léonard sortit de sa boutique et s’approcha des quatre jeunes filles qui grelottaient autant de peur que de froid dans le petit matin humide.
– Allez, calmez-vous, nigousses , on comprend rien à votre baragouin. Qu’est-ce qu’i y est arrivé, à Annaïg ? Pourquoi qu’elle est pas avec vous ?
À présent qu’elles avaient retrouvé leur souffle, les quatre lavandières se mirent à parler toutes en même temps, tenant des propos décousus qui se chevauchaient en une cacophonie inaudible.
– Eh, on se croirait à la basse-cour ! les sermonna Levasseur. Arrêtez de piailler comme des poules qu’ont fait l’œuf ! Causez l’une après l’autre, qu’on comprenne. Fanchon, qu’est-ce qui s’est passé au doué ?
Fanchon, qui entretenait le linge du marchand de charbon, prit sa respiration et débita son histoire d’une seule traite, comme si elle voulait s’en débarrasser au plus vite.
– Ben, voilà. On s’rendait toutes au doué , comme chaque jour, avec nos brouettes. D’habitude, Annaïg est avec nous, mais àmatin elle était en r’tard. Comme la plée commençait à tomber et qu’on avait rien pour s’abriter, on l’a pas attendue. On est arrivées au lavoir en chantonnant, pour se donner le cœur à l’ouvrage… et là…
Elle étouffa un sanglot. Nolwenn vint à son aide en poursuivant son récit d’un ton à peine moins agité.
– Quand on arrive au doué , y a toujours Dahud et Gwenn qui sont déjà là. De loin, on a bien compris qu’i y avait qué’qu’chose qui clochait. Dahud y était pas, pourtant on était pas en avance. Y avait bien Gwenn, mais elle était pas en train d’essonger ou de ribouler son linge. Elle se tenait toute droite devant la cuve. On a pas compris, sur le moment, mais quand on s’est approchées…
Nolwenn s’interrompit à son tour, saisie d’émotion. Louise prit la suite.
– C’est là qu’on l’a vue… Annaïg… Elle était allongée dans le lavoir, avec ses habits du dimanche et un drap qui flottait autour d’elle. Elle bougeait pas et elle était toute pâle. Elle semblait dormir…
– C’est Gwenn qui nous a expliqué, reprit Nolwenn. Elle nous a dit qu’elle l’avait trouvée là, plongée dans l’eau. Elle respirait plus. Elle était…
– Morte ! s’écria Margarit. Noyée au fond du doué , comme Dahud elle dit que font les lavandières de la nuit ! La mort est v’nue au lavoir cett’nuit. Elle a emporté Annaïg avec elle. L’endroit est maudit !
Les trois commerçants s’entreregardèrent avec suspicion.
– Qu’est ce que c’est que ces fariboles ? tonna le père Levasseur de sa grosse voix. Vous êtes-t-y sérieuses, les garcettes, ou bien vous cherchez à nous embrouiller avec vos dioteries 4 ? Si c’est une blague, elle est pas drôle !
– Annaïg est morte ! hurla Fanchon. Elle s’est noyée dans le lavoir ! Gwenn, elle nous a demandé de prévenir le village pendant qu’elle veillait sur elle. Elle voulait pas la laisser seule, qu’elle a dit. Les morts, ils ont besoin qu’on leur tienne compagnie tant qu’i sont pas sous terre, qu’elle a dit encore. Surtout un jour de Toussaint. Alors, nous autres, on a couru jusqu’ici.
À présent qu’elles avaient vidé leur
Weitere Kostenlose Bücher