Les Lavandières de Brocéliande
forcément morte ici, près du lavoir ?
– Cela dépend, répondit de façon énigmatique le légiste en rajustant son chapeau feutre.
Il rangea son lorgnon dans la poche intérieure de sa veste. Puis il finit de boutonner son manteau en gratifiant le gendarme d’un sourire ambigu. Il prenait un malin plaisir à lui damer le pion en faisant étalage de ses connaissances en psychologie des criminels, sa secrète marotte. La fonction de légiste était pour lui un pis-aller. À cause du manque d’effectifs dans les professions médicales en ces temps perturbés, il avait à titre exceptionnel accepté d’en assurer à l’occasion la mission. C’était mal payé, mais cela lui permettait d’approcher les scènes de crime et de confronter ses théories à la réalité du terrain.
– Cela dépend de quoi ? gronda le brigadier-chef, agacé.
– De la relation qui existait entre la victime et la personne qui l’a plongée dans le lavoir. Avez-vous remarqué la position des bras, les yeux clos, le drap enveloppant le corps comme un suaire ?
– Oui, admit à contrecœur Bouchard. Mais en quoi…
– Ce sont là des signes soit d’une très forte empathie,soit de l’expression d’un remords. Cela tendrait à prouver que la défunte connaissait son meurtrier.
– Vous déduisez cela de la simple position du corps ? Dans ce cas, vous allez sans doute m’expliquer pourquoi le meurtrier, s’il s’agit bien d’un meurtre, s’est donné tout ce mal pour cette mise en scène…
– Je l’ignore…, avoua le médecin qui avait hâte d’en finir.
Il détestait la pluie et venait d’abîmer ses souliers cirés en pataugeant dans la gadoue.
– Le décès, reprit-il, qu’il s’agisse d’un crime, d’un accident ou d’une mort naturelle, a cependant très bien pu avoir lieu ici même. Mais avant d’immerger le corps dans le lavoir, le criminel, ou le témoin du trépas, est demeuré longtemps en compagnie de la morte. Il a pris soin d’elle, il a veillé sur elle, il a peut-être même pleuré. Symboliquement, l’immersion dans le lavoir peut passer pour une forme de cérémonie funèbre. Une purification, un baptême mortuaire.
– Si je vous comprends bien, l’assassin de cette jeune fille ne cherchait pas à lui faire du mal ?
– Je serais même tenté de penser le contraire, suggéra le médecin d’un air péremptoire. Selon moi, le meurtrier, ou le témoin du meurtre, entretenait une relation affective avec la victime. Une relation qui n’était pas forcément réciproque.
– Une querelle d’amoureux qui aurait mal tourné ?
– Pourquoi pas ? L’amour pousse à commettre bien des sottises ! Sur ce, messieurs…
Le médecin tourna le dos aux gendarmes et, sans un regard en arrière, se dirigea vers la traction noire où, enfin, il pourrait se mettre à l’abri de la pluie et retourner vers la civilisation. Il avait hâte de retrouver le confort de son cabinet pour se replonger dans ses livres de psychologie. Ildémarra sur les chapeaux de roues et s’éloigna dans un grand nuage de fumée noire.
Le brigadier-chef Bouchard regarda sans regrets la voiture disparaître au coin de la route. Ce légiste trop sûr de lui lui avait échauffé les oreilles. Mais il devait admettre que ses théories, bien que fumeuses au premier abord, n’étaient pas dénuées d’intérêt.
Tout en se tournant de nouveau vers le corps allongé, il se remémora les détails de la déposition de Gwenn Luzel et de celles des autres lavandières. Annaïg se trouvait peu de temps avant sa mort sous le coup d’un choc émotionnel important. Sans doute une déception amoureuse, due à un rejet de Philippe de Montfort. Et si elle l’avait rejoint après son altercation avec Gwenn ? Le jeune homme aurait-il pu la repousser un peu trop violemment ? Aurait-il pu être le responsable de sa mort, intentionnellement ou non ? Dans ce cas, il aurait très bien pu plonger ensuite la victime dans le lavoir, soit pour détourner les soupçons et faire croire à un suicide, soit, comme l’envisageait le médecin, en exécutant un acte symbolique inspiré par le remords. Jusque-là, c’était cohérent.
Mais le gendarme se souvint aussi que Gwenn avait évoqué un deuxième homme. Loïc Le Masle, le charbonnier. Sa présence tardive au lavoir était suspecte. Et si Le Masle s’était trouvé là, non pour retrouver Gwenn, mais pour épier Annaïg ? Les lavandières lui avaient confirmé le
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