Les Lavandières de Brocéliande
le visage giflé par cette pluie mesquine qui s’acharnait sur les vivants comme si elle cherchait à les convaincre que le seul abri pour se préserver de ses attaques était la tombe, Dahud marmonnait des imprécations, prenant parfois le ciel bas et couvert à témoin en jetant son index décharné vers les nuages noirs.
Lorsqu’elle parvint enfin dans la cour du château, Dahud n’était plus la mère infanticide qui regrettait ses actes précipités de la veille et son manque de maîtrise. Elle s’était déchargée de ses propres responsabilités, trop lourdes à porter, allégeant sa conscience en transformant ses remords en accusations. Les Montfort : c’était à eux de payer.
Le personnel de Ker-Gaël était accoutumé aux allées et venues de Maëlle Le Borgne, et ne pouvait s’étonner de la présence de la lavandière attitrée de la famille. Aujourd’hui, pourtant, il y avait dans sa visite quelque chose d’inhabituel. Elle ne portait pas de linge et s’était vêtue entièrement de noir. C’était jour de Toussaint, il est vrai, mais cela n’expliquait pas tout. Cette attitude rigide et figée qu’elle affectait, cette voilette noire masquant son visage glacé, tout cela échappait au rituel habituel et laissait présager quelque événement extraordinaire. Elle demeurait là, au milieu de la cour, insouciante de la pluie qui martelait ses épaules, pareille à une apparition surnaturelle.
Les domestiques n’osèrent faire entrer dans la demeure cette statue funèbre. Ils se contentèrent d’avertir Françoise qui, après avoir jeté un coup d’œil à la ténébreuse femme qui se tenait dehors, pressentit quelque menace et jugea préférable d’envoyer le baron en reconnaissance. Elle avait toujours éprouvé à l’égard de la lavandière une crainte obscure et irraisonnée qui la poussait à se tenir à distance de cette employée un peu particulière. Elle laissait à sa chambrière le soin de lui confier le linge à laver et à Hubert celui de la payer pour ses services. La vérité, c’est qu’elle avait peur de Dahud, sans chercher à connaître la cause de cette crainte. Elle préférait continuer d’ignorer ce qu’elle n’était pas censée savoir et trouvait dans cette ignorance un refuge qui la préservait de vérités insupportables.
Le baron, dûment prévenu, franchit le seuil de la porte principale du château, flanqué de son fidèle Kidu. Il avait chaussé des bottes et portait une veste de chasse comme s’il se préparait à quelque chevauchée. Au mépris de la pluie, il sortit tête nue et s’approcha de la lavandière noire. D’une voix basse, où perçait le reproche, il murmura :
– Que viens-tu faire ici ainsi accoutrée, Maëlle ? Pourquoi te donner en spectacle ?
La femme en deuil soutint un moment le regard inquisiteur du baron avant de lâcher, dans un souffle :
– C’est au sujet d’Annaïg, Hubert. Il lui est arrivé malheur. J’ai préféré que tu l’apprennes de ma bouche plutôt que de celle des gendarmes…
Le baron pâlit imperceptiblement. La colère céda la place à l’inquiétude.
– Entre, dit-il simplement en entraînant Dahud à l’intérieur du château.
La lavandière réalisa alors que, depuis toutes ces années, jamais elle n’avait pénétré dans la demeure des Montfort, se contentant des dépendances réservées aux domestiques. Ses souliers trempés laissaient dans leur sillage des traînées humides qui souillaient le carrelage ancien impeccablement frotté du matin.
– Par là, ajouta Hubert en poussant Maëlle dans un salon où crépitait un feu de bois dans la cheminée armoriée. Mets-toi près du foyer, tes vêtements sont trempés.
Dahud tendit les mains vers les flammes, s’imprégnant de chaleur mais aussi de l’énergie qui lui serait nécessaire pour mener sa mission à bien.
– Assieds-toi, lui commanda le baron en prenant lui-même place dans l’un des confortables fauteuils qui garnissait la pièce, tandis que Kidu se tassait à ses pieds. Et raconte-moi tout. Que lui est-il arrivé, à Annaïg ?
Dahud était fascinée par les flammèches qui dévoraient les bûches telle une armée de termites flamboyante. Elle se tenait immobile, le dos tourné, les bras en avant, comme une somnambule cherchant son chemin. D’une voix lente, elle articula enfin :
– On a retrouvé Annaïg ce matin au fond du lavoir,noyée. Les gendarmes sont venus et disent que c’est pas un
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