Les lions diffamés
France. Il était à l’Écluse également [189] .
— D’où tiens-tu tout cela ? s’étonna Guillaume. Tu ne m’en as point parlé.
Ogier limita son sourire à Bressolles puis, tourné vers son oncle :
— Vous savez qu’avant de vous retrouver à la Broye, j’avais fait la retraite avec des Normands. Ils parlaient. Ils disaient que cette guerre était absurde parce qu’elle opposait des guerriers de la même famille… ou presque.
Guillaume s’ébaudit avec une indulgence affectée. Ogier derechef s’avisa de Bressolles :
— Je ne sais si cette guerre est juste ou injuste. Ce que je sais, c’est que j’ai plus de haine envers certaines gens du royaume de France qu’envers la plupart des Anglais. J’ajoute qu’à l’Écluse, l’agression fut anglaise et que les meilleurs alliés des Goddons furent, hélas ! des substituts du roi de France.
— C’est vrai, dit Blanquefort. Ils en furent punis.
— Pas tous, dit Guillaume.
— Faites la guerre si tel doit être votre plaisir, messire Ogier, reprit Bressolles, mais méfiez-vous de la vanité : elle commande à tous ceux que revêt une écorce de fer… C’est la vanité qui fit perdre aux croisés la Terre Sainte…
— Paix, Girbert, ordonna Sicart de Lordat. Qu’est-ce qui vous prend ? Jamais vous n’avez été si langagier !
Mais, toujours impassible, le maçon continua :
— Pour le Dieu de justice et de bonté dont ils portaient le crucifix sur leur tabard, et jusque sur la croupe de leur destrier, qu’avaient-ils trouvé de mieux à faire, ces ardents chevaucheurs de la Foi ? Ils tuaient ! Leur route fut jonchée de monceaux de cadavres. Tenez : Godefroy de Bouillon et ses leudes délibérèrent trois jours pour décider s’ils devaient exécuter les soixante-dix mille mahomets de Jérusalem lorsqu’ils eurent pris cette ville… Réflexion faite, ils décrétèrent qu’aucun d’eux ne devait vivre… Seul Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, protesta… et sauva tous ceux qui pouvaient l’être, aidé par ses hommes… Même en sachant que Dieu vous absoudra par le truchement d’un ou plusieurs de Ses ministres, tuerez-vous aussi des ennemis désarmés, messire Argouges ?
Subitement, Ogier revit Ramonnet essuyant son poignard après avoir égorgé quatre Anglais nullement dangereux. Bressolles insista :
— Des femmes, des pucelles, des enfants ?… Serez-vous sourd à leurs supplications ? Vous ferez-vous une joie de les occire ?
— Non, parce que je serai chevalier !
Le maçon eut un sourire incrédule :
— La chevalerie n’a rien à voir là-dedans… C’est une affaire de conscience d’homme… Si l’on vous enjoint de tuer des innocents vous criant « Grâce ! Grâce ! » ou « Pitié ! » les passerez-vous au fil de l’épée ?
— Je m’y refuserai ! s’exclama le damoiseau d’autant plus agacé que Tancrède attendait avidement sa réponse.
Il était effondré. Était-il possible qu’à Jérusalem, son héros le plus cher eût ordonné pareil massacre ?
— Dites-vous, messire Argouges, reprit Bressolles insatisfait – et pour cause –, dites-vous que partout où ils passent, les chevaliers ne gagnent pas toujours la réputation que vous imaginez. On prétend même qu’ils sont sots… Faites excuses, messire baron, mais ce n’est pas moi qui le dis : Pourvu qu’un clerc le leur commande, les chevaliers iront saccager Tudelle, le Puy et Montferrand. Les clercs les jettent au carnage. Après qu’ils leur ont donné le pain et le fromage, ils les mettent là où on les crible de traits. Mais leur poitrine à eux, les clercs la protègent contre toute lame ; et la cervelle d’autrui, ils ne la plaignent pas si elle se répand !
Précédant de peu Arnaud Clergue, Guillaume se leva brusquement. Penché par-dessus la table, il jeta, sans colère apparente, à la face du maçon :
— Je suis chevalier. J’ai combattu. Je vis. Je n’ai été ni ne suis sot, à preuve que je n’ai jamais cessé d’agrandir ma chevance [190] .
— De qui sont ces curieuses paroles que vous citez ? demanda Blanquefort sans la moindre acrimonie.
— Bélibaste ou Guilhabert de Castres ! s’écria le chapelain en se rasseyant.
— Peire Cardinal, du Puy-en-Velay, laissa tomber Bressolles. Et rassurez-vous, ce troubadour est mort voilà un demi-siècle, non pas sur un bûcher, mais religieusement dans son lit, et presque centenaire.
Le baron se
Weitere Kostenlose Bücher