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Les mannequins nus

Les mannequins nus

Titel: Les mannequins nus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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glacée et amère qui laisse une soif plus grande encore.
    La ration de pain est terminée depuis la veille, comment tenons-nous debout sur la route et après…
    À partir de cette date, j’ai du mal à recueillir mes souvenirs, ils sont confus, incohérents. La seule chose qui soit une certitude c’est que les mois qui ont précédé n’étaient RIEN à côté de ceux qui vont suivre et qui ont marqué mon déclin.
    Nous commençons à souffrir trop, nous n’en pouvons plus, cela nous dépasse ; une à une, je vois mes amies faiblir, entrer au Revier pour ne plus en sortir. Line et moi, nous tenons encore non sans peine, la diarrhée s’aggrave et notre amaigrissement s’accentue, devient effrayant à voir. Nous avons droit à une douche par semaine et chaque fois nous constatons avec terreur la progression de notre état squelettique.
    Cette époque marque aussi la fin de mon courage. Il m’est assez pénible d’avouer qu’à partir de cette date, je suis devenue une loque physiquement et moralement. Je suis d’une saleté repoussante sans avoir la force de me laver. Je lis dans les yeux de mes gardiennes le dégoût et le mépris, dans ceux de mes amis qui luttent encore, la pitié. Elles tentent de ranimer mon courage :
    « — Allons Françoise, pas toi, c’est honteux de te laisser aller ainsi, tu sais bien qu’ici, cela signifie la mort, tu ne vas pas faiblir maintenant après avoir été si courageuse ; ton mari est sûrement vivant, ta famille est en France, courage. »
    Mais pour moi, il est trop tard. Je me suis aperçue avec terreur depuis quelques jours que mes pieds étaient gelés… Cela a commencé par une enflure ; j’ai voulu croire d’abord à cet œdème de carence qui nous frappait souvent, me refusant à accepter l’évidence. Je souffre peu, une simple lourdeur pénible, une difficulté plus grande à atteindre la coya du haut. Chaque jour l’enflure augmente ; mes pieds prennent une teinte violacée ; déjà le dessus du pied est si énorme que les orteils sont presque invisibles. Et il faut marcher dans l’eau ; pas de neige encore, mais une boue si dense, si collante, qui vous oblige à arracher le pied du sol à chaque pas.
    À la dernière douche, on a remplacé nos chaussures trouées par des sabots si grands que toutes les femmes tombent en marchant. Pour moi, mes pieds ne s’introduisent qu’avec difficulté dans cet étau. Le bois pénètre dans la chair ; chaque mouvement de la jambe me fait hurler et je n’ose pas aller au Revier ; avec ma diarrhée et mes pieds comment espérer en sortir ? Je lutte encore. Le matin, quand mes pieds se balancent dans le vide pour descendre, le sang afflue aux extrémités et alors c’est tellement affreux que je hurle.
    Départ.
    Je ne sens plus rien que ma souffrance. Je n’ai plus froid. Je n’ai plus faim… enfin ma place devant ma tresse. Une amie m’a procuré deux cachets genre aspirine et j’ai un peu de détente. Je sais que dans deux heures exactement la douleur reviendra, plus atroce encore ; alors je travaille vite, je me hâte pendant cette courte trêve. Je me reprends à espérer que mes pieds peut-être guériront seuls.
    Je commence à me bercer de rêves, à me nourrir de chimères et pendant que mes mains tressent les ignobles chiffons, mon esprit s’égare ; maintenant que je devine la mort proche, je me permets de penser aux miens, comme je les revois une à une mes belles heures, comme je me hais de n’en avoir pas mieux profité. Ma natte n’avance pas, l’aspirine a fini son effet et je gémis tout haut, sans arrêt. Mes voisines s’indignent d’une telle impudeur : oser extérioriser ma souffrance ! Les Kapos me battent.
    La journée s’achève, bientôt nous retrouverons le block. Cette pensée ne nous procure aucun soulagement, nous savons que ce sera la bousculade, les coups, la chasse aux couvertures mouillées… C’est peut-être ce qui caractérise le mieux cette succession d’heures faites de tortures constantes, c’est cette absence de trêve.
    Une épaisse poussière nous recouvre mais je n’ai pas le courage de la secouer, qu’importe ! Comme il est interdit de sortir à volonté dans la journée, je me sens trempée, souillée ; depuis quelques semaines, hélas, la déchéance totale est venue, mon amaigrissement est tel que mes muscles ne peuvent jouer leur rôle. Nous sortons de la cabane et nous nous dirigeons vers les blocks. La boue est là qui nous

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