Les mannequins nus
ce que nous nous sommes dit. Je crois qu’elle était très pressée. Je sais seulement qu’un cercle respectueux s’était formé autour de nous : de l’immense auréole de la cuisinière, un mince rayon rejaillissait sur moi. Elle serrait ma main, et demandait sans cesse, surexcitée :
« — Que puis-je pour toi ? Que puis-je pour toi ? » Prise au dépourvu, je n’arrivai pas à trouver une réponse.
« — N’as-tu pas des chaussures ? » s’enquit-elle effrayée.
« — Si, mais elles sont en bois, alors je préfère me promener pieds nus. »
« — Nous allons prendre soin de tout. Du calme je t’en prie… »
Je n’ai pas vu de miroir depuis Plassaw. Je commence à oublier mon aspect. Mais maintenant je sens que je suis loqueteuse, que mon épaule est nue et elle, qui a toujours manqué de tact, n’en souffle mot. D’un mouvement brusque elle enlève sa robe (elle en porte une autre dessous assez coquette, dans le style tyrolien), m’en revêt sur place, en pleine Lagerstrasse, sous les yeux de cent curieux, puis elle court à la cuisine, et revient avec une gamelle quatre fois plus grande que la mienne, pleine d’une soupe épaisse, pommes de terre et autres délicatesses puisées au fond du chaudron : goût et saveurs de rêves. Mes oreilles bourdonnent. J’oublie jusqu’à la présence d’Édith.
Elle m’attend demain à l’aube devant la cuisine ; et après-demain. Tous les jours. Je me tâte l’épaule. Le tissu moelleux me caresse la peau comme une grande main chaude.
*
* *
— Grande chasse autour des cuisines.
— On a abattu une jeune fille, visée au même moment du haut de deux miradors. C’est un sport dangereux que de manger à sa faim ici.
— Et pourtant je vais tous les jours au rendez-vous de l’aube.
— J’ai découvert des planches entassées derrière notre baraque. C’est là que je me rends avec ma gamelle pleine. Je me cache entre deux rangées. Je m’y faufile sur la pointe des pieds, retenant mon souffle. De la nourriture ou du silence, je ne sais ce que je goûte le mieux. Je ne suis plus gloutonne. Je ne commence pas à manger avant de m’être bien installée dans ce silence, dans la solitude.
— Je renifle profondément, immobile, je me délecte de la seule odeur pendant quelques instants, puis viennent les saveurs… Non seulement ma gorge, tout mon être avale.
— Se pourrait-il qu’un jour, rendue à la vie civile, je puisse regarder une pomme de terre sans émotion.
18
JUIN 1944
— Il (92) me semble entendre un bruit dans le block, mais je mets trop de temps à réaliser et c’est une chaussure boueuse qui me parvient brutalement sur la figure : la « veilleuse de nuit » me réveille. Il doit être 3 h 45 car nous avons l’horaire d’été depuis quelques jours. C’est la ruée vers le « clo », c’est-à-dire les « water-closets », 25 trous côte à côte dans du ciment. Il faut faire la queue et combien de nos camarades, minées par la dysenterie, ne peuvent attendre et sont rouées de coups pour leur « cochonnerie ». Je vais ensuite essayer de me laver : il y a un mince filet d’eau par-ci, par-là… mon savon disparaît pris par une main habile avant que j’aie pu commencer. Retour au block pour le « café ». Aujourd’hui, cet étrange breuvage arrive bouillant et il est impossible de le boire immédiatement. Coup de sifflet, c’est l’appel, nous sortons en hâte. Il pleut. Nous savons que nous aurons toute la journée nos vêtements mouillés et que demain sans doute ils ne seront pas secs. On ne peut imaginer combien est démoralisante et physiquement désagréable cette sensation sur nos corps amaigris. Il fait nuit. Nous sommes des milliers à attendre que le jour se lève pour qu’on nous compte. J’ignore ce que nous avons pu faire, mais brusquement on nous fait mettre à genoux dans la boue et cela dure, dure… Nous partons enfin, et après quelques coups rétablissant l’ordre dans les rangs pour sortir du camp, nous passons devant l’orchestre, l’état-major du camp et allons vers notre atelier à 1 km 500. Hier nous avions fait un détour, car dans la nuit des transports allant aux crématoires étaient passés par notre chemin habituel. Aujourd’hui cela a été jugé inutile et, dans l’aube grise et pluvieuse, nous voyons sur le bord du chemin et parfois sous nos pas, toutes sortes de pauvres choses précieuses, celles dont on ne se
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