Les mannequins nus
Elle continuait de se lever la nuit pour faire des piqûres à ses malades, les caressant, les écoutant, pour ensuite regagner son lit en titubant. Elle souriait. A-t-elle souffert, Maïe ? Quand mourut-elle ? Au bord de ses lèvres un sourire restait et les deux ruisseaux de larmes, sur ses joues, n’étaient pas encore séchés…
— Danielle Casanova devint plus rude, plus silencieuse, plus ferme encore. Ses yeux semblèrent désormais scruter le lointain, comme s’ils voyaient seulement le but à atteindre. Puis un jour de printemps, Danielle tomba à son tour. Son organisme lutta farouchement contre la typhoïde mais la lutte fut inégale dès le premier moment. Le délire l’emmenait au loin, près de sa mère qu’elle embrassait, près de ses camarades dont elle serrait les mains. Puis ses grands yeux se perdirent quelque part, dans les profondeurs. L’obscurité descendait sur le camp lorsque nous l’avons portée sur son dernier chemin. Ses compagnes étaient venues en grand nombre prendre congé d’elle. Les bouches restèrent muettes et les yeux secs, mais les cœurs saignaient, révoltés. La nuit s’approcha. Nous restions inertes, debout. Dans le silence du camp, le bruit des moteurs devint un grand cri déchirant. Dans leur guérite, les sentinelles veillaient comme toujours. Les barbelés continuaient à chanter, les camarades à se tordre dans la fièvre, les Zuzangs à arriver.
17
ÉDITH
— Cette (91) grosse Édith, sous l’abondant aspect d’une cuisinière (la position la plus enviée au camp), me sauta au cou dans la Lagerstrasse ou plutôt me souleva de terre, m’écrasa contre elle comme un énorme édredon et me serra sur son cœur avec tant de conviction que je n’arrivai à l’identifier que lorsque je parvins à me dégager de son étreinte, à moitié suffoquée. Elle était là, devant moi, cette chère Édith, ses traits éclairés par l’émotion (et aussi par des soupes épaisses), elle me décocha en moins d’une seconde vingt-six questions. Elle avait toujours été impatiente et agressive ; son intelligence était agressive, elle était agressivement affranchie, agressivement curieuse, et elle avait à peine dix ans que deux rides s’étaient dessinées sur son front, tracées par une réflexion agressive. C’est elle qui m’avait agressivement « éclairée ». Cela se passait au verger. Je me rappelle avoir plusieurs fois éclaté en pleurs et avoir crié, en la rouant de coups : « Ce n’est pas vrai, pas vrai. » Mais elle trouva moyen de recommencer chaque fois, de m’exposer sans pitié les détails horrifiants de ses renseignements honteux, tels qu’ils lui avaient été fraîchement servis par la bonne. Je faillis céder et me résigner à admettre qu’il existât quelque chose de ce genre. Mais je ne démordais pas sur un point :
« Papa et maman ? Tu oses dire… »
— Elle osa. Ce nez tacheté de son, ce criminel de dix ans.
— Je boudais pendant plusieurs jours, guettant du coin de l’œil les deux hypocrites qui m’avaient mise au monde… Jusqu’à ce que je n’y tienne plus.
« Dis, demandai-je d’un ton sombre à mon père, est-il vrai que tu sois pour quelque chose dans ma venue au monde ? »
— Il pâlit, jeta un terrible regard sur ma pauvre vieille nurse :
« Avec qui joue cette enfant ? D’où sort-elle ces bêtises ? »
Beaucoup plus tard je revis Édith devenue une demoiselle. Loin d’être guérie de sa curiosité, elle en savait toujours trop pour son âge. Les taches de rousseur avaient disparu. Sa peau était belle et rose. Mais à la suite d’une affection pulmonaire, on lui avait fait suivre un régime de suralimentation et chaque fois qu’elle en parlait, mon Édith fronçait les sourcils :
« Dis-moi, mais sincèrement, est-ce que j’ai beaucoup grossi ? » Et ses beaux yeux gris demandaient grâce.
— Tout cela me revenait d’un coup, était là comme autrefois ridicule et émouvant jusqu’aux larmes.
— La première vague d’émotion ne s’était pas encore dissipée, elle n’avait pas encore eu le temps de réfléchir, qu’en serrant autour d’elle, des deux mains, sa robe de flanelle (cette même robe que je porte), elle recula pour prendre du champ :
« J’ai maigri, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec l’ancienne inquiétude. » Et sans attendre ma réponse elle se mit à rire aux éclats : « Que je suis bête ! »
Je ne me rappelle pas
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