Les masques de Saint-Marc
médaillons semblables à des pièces de monnaie, reliés entre eux par de petites charnières. Il ne pouvait pas juger de la valeur artistique du bijou, mais rien que le métal représentait à coup sûr une fortune. Comment Ziani était-il entré en possession d’un tel trésor ? Et pourquoi le cachait-il dans un appartement aussi minable ? Boldù se demanda s’il ferait mieux de l’emporter ou, au contraire, de ne toucher à rien.
Il fixait le collier d’un air indécis quand il entendit un bruit soudain venant du couloir. C’était sans aucun doute possible la rotation d’une clé dans la serrure. Il éteignit aussitôt sa lanterne et se cacha derrière la porte entrouverte. Des pas se rapprochèrent, puis Ziani pénétra dans la chambre. Il posa sa lampe à pétrole sur la table. Dès qu’il vit le collier en or, il fit volte-face – et resta pétrifié de terreur.
Le lieutenant s’avança dans sa direction, sans se presser, et lui propulsa le genou droit dans l’entrejambe. Ziani plié en deux – une position idéale pour un deuxième coup de genou – poussa un cri étouffé. Cette fois, il lui brisa le nez. L’Italien s’écroula. Il s’efforça de ramper, mais un coup de pied catapulta son crâne contre la table. Boldù fondit sur lui, saisit sa tête à deux mains et la tourna de toutes ses forces vers la gauche. La nuque se rompit avec un puissant craquement. Alors, il le tira de l’autre côté de la chambre et le bourra dans la penderie. Pour pouvoir fermer la porte, il dut l’asseoir et lui plier les genoux sous le menton. Une position sans doute assez inconfortable, mais compte tenu de son état, il était peu probable que Ziani portât plainte.
Boldù enfouit la bourse et le collier dans la poche de sa redingote, éteignit la lampe à pétrole, ramassa sa lanterne sourde et tira la porte derrière lui. Deux minutes plus tard, il traversait le campo San Maurizio et s’évanouissait dans la calle Zaguni. Un homme d’âge moyen, bien habillé, en chemin vers la place Saint-Marc où il irait dîner, malgré l’heure tardive, pourquoi pas au Quadri ?
21
Un garçon d’auberge du campo della Bragora avait conduit Eberhard von Königsegg jusqu’à un grand dépôt situé en marge de l’Arsenal. Debout dans l’entrée, le général de division se demandait maintenant pourquoi il n’avait toujours pas eu le courage de poser le canon de son revolver sur sa tempe et de tirer. Boum ! Fini ! Réglé ! Son regard tomba sur deux chiens musculeux, tenus en laisse par un homme trapu et mal habillé. Allaient-ils participer à la course ? Ils ne donnaient pourtant pas l’impression d’être très rapides, ils faisaient plutôt l’effet de deux clébards hargneux. En tout cas, ce lieu semblait fort fréquenté. Un brouhaha et des rires s’échappaient par la porte entrouverte, de même qu’une appétissante odeur de viande rôtie.
Soudain, le général se retourna. Quelqu’un lui avait tapé sur l’épaule. Ce n’était qu’Andreotti, vêtu d’un tablier blanc au-dessus d’une redingote marron, ce qui le faisait ressembler à un gérant d’épicerie fine – bon appétit ! Königsegg frissonna malgré lui. Pendant un instant, il s’imagina que le Vénitien tenait un stand à l’intérieur du casino, un stand de saucisses, et il fut pris d’un haut-le-cœur, peut-être dû aussi aux quelques cognacs qu’il avait avalés au palais royal pour se préparer à cette course suspecte.
— Le patron n’est pas encore arrivé, déclara Andreotti sans perdre de temps à le saluer. Vous allez devoir attendre. Mais vous n’allez pas vous ennuyer !
L’Autrichien montra les deux chiens à présent couchés aux pieds de leur maître.
— Ils vont prendre le départ, eux aussi ?
Le vendeur de rats hocha la tête.
— Probable.
— Ils ne doivent pas avoir de grandes chances.
— Détrompez-vous !
— Mais de quel genre de course s’agit-il ? demanda Königsegg.
Son interlocuteur le dévisagea d’un air incrédule.
— Vous ne savez toujours pas ?
Le général secoua la tête.
— Ce ne sont pas des chiens de course ! s’exclama l’autre.
— Ah non ?
— Ce sont des chiens de combat.
De toute évidence, il était mort de rire. Le général, lui, ne comprit pas tout de suite. Pourtant, cela crevait les yeux. Il suffisait de bien regarder : ces deux chiens n’avaient pas un seul point commun avec des lévriers.
Andreotti le tira par la manche.
— Vous venez
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