Les masques de Saint-Marc
?
Königsegg le suivit et débarqua dans une grande salle rectangulaire, sans doute un ancien entrepôt. Le toit était supporté par des poutres noircies, reposant sur des murs en briques nues. Il y avait là au moins une centaine de personnes, des gens du peuple pour la plupart, mais aussi des messieurs en redingote et en smoking ainsi que beaucoup d’Anglais vêtus de costumes en tweed. L’intendant en chef distingua même quelques officiers autrichiens, deux soldats des chasseurs d’Innsbruck et trois sous-lieutenants des chasseurs croates, debout au comptoir de l’autre côté de la salle. Par chance, ils ne se connaissaient pas.
Le sol était jonché de sciure sale tandis qu’une épaisse fumée flottait au-dessus de l’assemblée. Presque tous les spectateurs tenaient une cigarette et un verre de bière à la main. Des aboiements continus sortaient d’une porte grande ouverte à côté du comptoir. À ce moment-là, Königsegg aperçut au milieu de la foule une cloison en bois arrivant au niveau des hanches. De plus près, il constata qu’elle formait un ovale au sol couvert de sciure. Derrière, on avait installé deux chaises sur une estrade. Une grosse cloche était posée sur l’une d’entre elles. Königsegg se tourna vers Andreotti, qui l’avait suivi comme son ombre.
— Pour qui sont ces sièges ?
— Pour l’arbitre et le dresseur. L’arbitre contrôle le temps et le dresseur veille aux règles. Il peut aussi interrompre un combat si une bête est trop grièvement blessée.
— Des rats peuvent blesser un chien ?
Andreotti acquiesça.
— Cela arrive souvent. Cela étant, il est rare qu’on interrompe un combat pour ça.
Deux hommes, l’un barbu, l’autre rasé, avec une allure d’Anglais, se frayèrent un chemin dans la foule et montèrent sur l’estrade. Le rasé écrivit quelque chose sur un bloc qu’il tenait à la main, le barbu agita la cloche. D’un coup, le silence se fit.
Les groupes se séparèrent et les spectateurs se répartirent autour de l’arène. Plus personne ne parlait. Tous les yeux étaient rivés sur la porte à côté du comptoir.
— D’abord, on lâche les rats, murmura Andreotti, ensuite les chiens.
Le public de l’autre côté de la palissade se recula pour laisser passer un homme portant une caisse en bois sur l’épaule droite. Il la posa lourdement sur la clôture et ouvrit une trappe de sorte que les rats tombèrent sur le sol comme un chargement de pommes de terre. Puis il fit une révérence. Les spectateurs applaudirent à grands cris.
Au début, Königsegg ne vit qu’un tas de fourrure brune qui frémissait et émettait un sifflement strident. Peu à peu néanmoins, la masse se désagrégea et il distingua les bêtes. Certaines se dressaient sur leurs pattes arrière pour flairer l’air de leurs museaux pointus et piailler, d’autres s’enfuyaient en courant et longeaient comme des forcenés la face intérieure de l’arène tandis que d’autres encore tentaient de remonter la paroi lisse de la palissade. Il était sûr qu’elles sentaient leur fin prochaine.
— Combien y en a-t-il ?
— Vingt très exactement, lui apprit son guide sans détourner le regard de la piste. De belles bêtes en plus !
— Et maintenant, que va-t-il se passer ?
Königsegg constata que ce spectacle le fascinait : l’odeur de tabac, de bière et de chien, la tension particulière qui régnait dans la salle, c’était presque comme au casino. Non, en fait, c’était mieux, c’était plus intense.
— L’arbitre observe les rats pendant plusieurs minutes, expliqua Andreotti. Une fois qu’il est convaincu de leur bonne santé, le dresseur fait entrer le premier chien dans l’arène.
— Et alors ?
— Au premier tour, c’est le temps qui compte. Cinq concurrents de même poids s’affrontent ; celui qui tue les vingt rats le plus vite a gagné.
— Combien de temps faut-il par rat ?
Le Vénitien balança la tête.
— Entre cinq et six secondes. Jacko était le plus rapide. Il lui fallait en moyenne trois secondes. Mais plus il y a de bestioles dans l’arène, plus il faut de temps pour chacune.
— Vous voulez dire que les chiens sont plus rapides face à vingt rats ? Et plus lents devant cinquante ?
— Oh, répliqua Andreotti, ça va jusqu’à cent vingt ! Dans ce cas, le combat peut durer une dizaine de minutes.
— À combien se montent les mises ?
— Tout dépend du bookmaker, déclara le cicérone en désignant deux
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