Les masques de Saint-Marc
les loyers.
Le hachoir s’abattit sur le rat – paf ! – et lui trancha la tête. Königsegg avait du mal à se concentrer sur leur conversation.
— Où puis-je trouver M. Montalban ?
— Il n’habite pas à Venise.
Un deuxième coup – bing ! – lui coupa la queue. Le général déglutit.
— Comment lui remettez-vous l’argent ?
— Je vais le lui apporter.
Un troisième coup – tac ! – le divisa en deux dans le sens de la longueur. L’intendant en chef ferma les yeux.
— Où pourrais-je le rencontrer ?
Au moment où il les rouvrit, Andreotti se mettait quelque chose dans la bouche. Il répondit en mâchant : — Ce soir, il vient à son casino.
— Il possède un casino ?
Andreotti, toujours mâchonnant, hocha la tête.
— Oui, à Castello.
Königsegg n’avait encore jamais entendu parler d’un casino dans ce secteur – Castello était le quartier des pauvres.
— Vous voulez parler d’une salle de jeu ?
Le Vénitien prit le temps de réfléchir. Puis il conclut de manière hésitante : — Oui, on pourrait le dire ainsi.
— À quoi joue-t-on dans ce casino ?
— On parie. C’est une sorte de course de chiens pour laquelle il faut beaucoup de place. Cela étant, les courses ne sont pas publiques. Les parieurs préfèrent rester entre eux. D’autant que les autorités n’aiment pas trop ce genre de compétition.
Il examina son visiteur d’un air indécis.
— Sur le campo della Bragora, il y a une trattoria. Demandez au patron où vous pouvez voir Jacko. C’est le mot de passe. On vous y conduira.
— Qui est-ce, Jacko ?
— Un bull-terrier noir et blanc.
Andreotti se pencha pour prendre un rat dans le tonneau.
— C’était le chien le plus rapide du monde. Allez-y vers dix heures et parlez au patron.
Le hachoir fendit l’air et – paf ! – trancha la tête du rat.
20
Les adresses à Venise étaient presque toujours une plaisanterie, cela faisait un moment que Boldù s’en était rendu compte. En règle générale, c’était du genre : « campiello San Anselmo, à côté de la pharmacie » ou bien « salizzada San Cristoforo, troisième porte derrière la statuette de Marie ». Seulement une fois sur place, on découvrait qu’il n’y avait pas une seule pharmacie sur le campiello San Anselmo et pas une seule statuette de Marie dans la salizzada San Cristoforo.
Cette fois pourtant, l’adresse fournie la veille au soir par le colonel Hölzl – « campo San Maurizio, au-dessus de la boucherie » – s’était révélée d’une exactitude remarquable. Pour s’en assurer, il avait acheté deux saucisses extrêmement bon marché, mais à l’odeur douteuse, et en avait profité pour demander si quelqu’un connaissait un certain M. Ziani. Non, ce nom ne disait rien à personne. En revanche, un monsieur qui boitait un peu avait emménagé dans l’appartement du premier, deux mois plus tôt. Ce n’était pas lui par hasard ?
Boldù s’était posté à l’entrée de l’immeuble d’en face. Il y avait peu de chances que Ziani l’aperçoive par la fenêtre. D’abord, il faisait noir. Ensuite, il possédait la qualité primordiale des chasseurs : savoir attendre avec patience pendant des heures, si nécessaire sans bouger, jusqu’à se fondre dans l’environnement. Naturellement, il aurait pu faire plus chaud. Mais il ne pleuvait pas, et le vent d’est vif qui avait soufflé sur la ville pendant toute la journée semblait s’être endormi.
Juste avant neuf heures, la lumière s’éteignit. Quelques minutes plus tard, Ziani sortit du bâtiment. Par prudence, Boldù se recula dans l’entrée d’où il le surveillait. Lorsque l’infirme eut disparu dans la calle Zaguri, le lieutenant traversa le campo, pénétra dans l’immeuble et monta l’escalier d’un pas tranquille. Il supposait qu’il disposait d’au moins deux heures jusqu’au retour du conspirateur qui dînait tous les soirs au Quadri . Or il ne lui faudrait pas plus d’une trentaine de minutes.
Ils avaient passé l’après-midi à fabriquer des fusées dans l’ancien restaurant de bord du Patna . À présent, il devait bien y en avoir dans les trois cents. Cette explosion de vert, de blanc et de rouge au-dessus de la place Saint-Marc aurait sans nul doute donné lieu à un spectacle magnifique. Boldù regrettait presque de devoir livrer les artificiers à la police. Mais les ordres du colonel Hölzl étaient formels : la garde civile devait les arrêter au plus tard le lundi.
Ce
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