Les Médecins Maudits
dentiste ; deux prisonniers lui tiennent les mains pendant qu’un troisième lui bande les yeux et lui immobilise la tête. Alors le docteur s’approche et lui enfonce une aiguille dans la poitrine. Le malheureux ne meurt pas sur le coup, mais tout devient noir devant ses yeux. Les autres détenus qui ont assisté à la piqûre emmènent la victime, à demi inconsciente, dans une pièce voisine et la laissent sur le sol ; elle succombe en moins d’une demi-minute xxxii .
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Son scalpel, Mengele l’a découvert sur la rampe de sélection d’Auschwitz.
— Les médecins, sortez des rangs.
Et cinquante médecins se sont avancés.
— Je recherche un médecin qui a fait ses études dans une université allemande, qui connaît parfaitement l’anatomie pathologique et la médecine légale…
Un silence, une hésitation, et puis :
— Faites bien attention car il faut être à la hauteur de la tâche, sans cela !
Miklos Nyiszli interprète très bien la traduction du « sans cela » de Mengele. Il sort des rangs.
J’imagine facilement les regards échangés entre les deux hommes. Un contrat vers l’inconnu signé par un pas, un tremblement de la paupière, une décision qui prolonge la vie du médecin juif.
— Vous savez, dit Mengele en le faisant monter dans sa voiture, ce n’est pas un sanatorium où je vous emmène mais vous vivrez dans des conditions pas trop mauvaises.
La portée blindée qui ferme l’enceinte des crématoires s’est entrouverte. Ici ne pénètrent que les condamnés à mort. Chacun le sait. Les « Sonderkommando », ces morts vivants ont une existence moyenne de cent jours. Ils sont la hache et le bûcher. Ils préparent les douches ; lorsque les petits cristaux bleutés de Cyclon B ont développé leur nuage dans les canalisations et que le gaz a rongé le dernier souffle de vie, ils nettoient au jet cette pyramide de cadavres ; les chauffeurs n’ont plus qu’à charger les gueules béantes des fours, la cheminée à cracher ses volutes goudronnées, le camp à oublier qu’une vague nouvelle s’est dispersée dans le ciel. Alors, et alors seulement, le Sonderkommando peut se rouler dans le luxe et l’alcool. Les chambrées ont des airs de Trianons. Débauche de soies et de porcelaines, de mets choisis, de lectures interdites… Pour oublier la fin des autres, pour oublier leur propre fin marquée d’une croix noire sur le calendrier du chef de camp. On liquide les fossoyeurs pour qu’ils ne parlent pas ; même les SS gardiens n’échapperont pas à la conspiration du silence. Qu’importe si ces fantômes se pavanent ou se parent des dépouilles de leurs victimes, ils n’ont jamais existé. Et aujourd’hui dans sa chambre de vivisection, Miklos Nyiszli est leur frère avant de devenir la main de Mengele.
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— Vous avez un chargement à la porte des crématoires.
Le travail « intéressant » promis par Mengele ! Le SS accompagnateur du Kommando de transport, tend les dossiers médicaux. Nyiszli soulève le drap de la civière. Deux petits corps crispés, peau satinée. Ils ont deux ans. Tout à l’heure, le médecin découvrira, avec horreur, dans son laboratoire, l’origine de la mort.
— Ils ont reçu une piqûre de chloroforme dans le cœur afin que le sang, en se coagulant, se dépose sur les valves et amène instantanément la mort par arrêt du cœur.
— Vous avez un chargement à la porte des crématoires.
A nouveau des enfants. Quatre paires. Les plus âgés n’ont pas encore dix ans.
Scier, ouvrir, peser, analyser et en fin de compte placer les organes « profitables à la découverte du secret » dans des bocaux d’alcool. Ces dossiers de verre et toutes les observations sont empaquetés avec soin et adressés à l’Institut Dahlem. Entre les ficelles croisées et les doubles étiquettes, un gros tampon s’écrase : « Urgent. Matériel de guerre. »
— Vous avez un chargement à la porte des crématoires.
Des jumeaux, des nains, des géants. Mengele assiste à la fin des travaux.
— Nous feuilletions xxxiii les dossiers déjà établis sur les jumeaux, lorsque sur la couverture bleue d’un dossier, il aperçoit une pâle tache de graisse. Au cours de la dissection, je manipule souvent les dossiers et c’est ainsi que j’ai pu le tacher. Le docteur Mengele me jeta un regard réprobateur et me dit avec le plus grand sérieux : « Comment pouvez-vous agir d’une façon aussi insouciante
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