Les noces de fer
venue, mais une acceptation sereine de cette bru trop belle ; puis, sans doute en raison de cette vénusté, une indifférence entrecoupée d’amiabletés qui, pour sincères qu’elles fussent, paraissaient contraignantes. Aux repas, il s’en souciait un peu – elle lui passait le pain et le vin – ; loin de la table, elle n’existait pas. S’il reconnaissait sa noblesse et sa beauté, il n’en paraissait honoré ni pour son fils ni pour la famille.
« Qu’aurait-il souhaité ? Que j’épouse une fille à poigne comme la Clisson ou la Montfort… ou Tancrède, qu’il a vue en armure et commandant à des hommes de la pire espèce ? »
Et voilà : malgré lui et par l’involontaire entremise de Blandine, il retrouvait Tancrède !
Pour effacer de son esprit cette cousine qui n’en était pas une, il se tourna vers son épouse, bien décidé à reprendre leur entretien. Mais comment ?
« Est-ce parce qu’elle sent qu’elle est plus supportée qu’admise par mon père et quelques serviteurs et servantes, qu’elle se venge sur moi de sa déconvenue ?… Eh bien, s’il faut, pour qu’elle devienne telle que je la souhaite, que nous quittions Gratot, je puis faire un échange : nous prenons logement au manoir de Blainville ; Thierry et Aude viennent occuper notre place. Peu m’importe où je vis, dès le moment que c’est près d’elle, en bonne et belle entente ! »
Voilà où il en était ! Voilà quels singuliers desseins elle lui mettait en tête ! Tout un côté de lui-même, si plein de fermeté, tombait dans une bassesse indigne d’un homme. C’était tout de même inquiétant, ces défaites de l’esprit, ces atermoiements du cœur et cette tergiversation : « Je l’aime ? Je ne l’aime plus ? M’aime-t-elle ? M’a-t-elle aimé ? Ne m’aime-t-elle plus ou m’aime-t-elle encore ? » Elle était apparue dans son ciel noir à la façon d’une étoile. Dès lors, c’était sur elle qu’il avait dirigé sa marche et ses pensées. Eh bien, elle devait être l’étoile Polaris, celle dont Bressolles, un jour, lui avait dit qu’elle était la plus belle de toutes, mais que ses feux étaient glacés.
Sans avoir échangé le moindre mot, ils arrivèrent au châtelet où Blainville avait séjourné sous la protection de ses truands et de ses Navarrais. Au baiser à la fois tendre et impétueux qu’il reçut de sa sœur, Ogier fut certain que Thierry lui avait rapporté ses confidences ; puis Aude embrassa Blandine – son grand sac à la main – et l’entraîna vers le logis, contournant d’assez loin des soudoyers occupés à tirer à l’arc.
— Tu le sais, dit Thierry en le prenant par l’épaule, nous n’avons pas de serviteurs. Ces six gars-là nous aident. Aude nous fait la cuisine… Ils ne se plaignent de rien… Je leur ai dit qu’au printemps nous partirions toi et moi pour la Bretagne… Voilà qui leur plaît : chaque jour, ils s’exercent. Le petit roux est le plus habile… À deux cents pas, il touche encore au milieu du bersail…
— Il te faudra un écuyer.
— Je sais… Deux me plaisent : Aubert, celui qui tape du pied dans un caillou, et Baudrain, que tu vois tirer les sagettes de la paille… Je n’ai pas fait mon choix… J’ai le temps…
Ogier plongea ses yeux dans ceux de son beau-frère :
— Et toi, cela te plaît de devoir quitter ma sœur ?
Thierry hésita et soudain sourit, mais derrière son front se formaient des nuages :
— Ce sera pour nous deux un déplaisir cruel… Je l’aime… Tu as vu : elle s’arrondit un peu… un peu plus que Blandine… Je ne voudrais pas la quitter, mais j’ai besoin d’avoir un coffre plein… Oh ! certes, un petit coffre… Aude mérite mieux que ce qu’elle a maintenant, même si elle est heureuse de son état…
Thierry ne souriait plus. Ogier se sentit dévisagé avec une gravité dont son beau-frère était peu coutumier :
— Elle te laissera partir sans ruire [237] ?
Ogier sourcilla. Une telle question méritait une réponse prompte ; or, il était incapable d’en fournir une. S’il avait été heureux, aurait-il tant songé à la Bretagne ?
— Mon départ lui sera sans doute un soulagement !
Thierry ne put que rire, puisque lui, Ogier, riait.
— La Bretagne, parent !… Je nous y vois déjà !
Les yeux de Thierry eussent brillé de la même façon à la vue d’une friandise : les Goddons que l’on assaille, les chevaliers que
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